La répétition des douleurs
Michel Cloup et Pascal Bouaziz s’emparent d’un texte de Joseph Ponthus sur le travail à l’usine.
dans l’hebdo N° 1635 Acheter ce numéro
Le projet était ambitieux. Concevoir une série de chansons à partir du livre de Joseph Ponthus, À la ligne, sous-titré Feuillets d’usine, paru aux éditions de La Table ronde en 2019, dans lequel il relate son travail dans une conserverie de poissons et dans un abattoir. De manière directe et brute. Voire brutale, à l’image des situations décrites. Et dans une forme qui explique le titre, avec de constants retours à la ligne, parfois pour un seul mot, figurant in fine une sorte de poème épique. Ou peut-être une chanson de geste. Pas dans le sens premier du terme puisqu’il ne s’agit pas de rapporter des faits de guerre. Mais, finalement, en est-on si loin ? Pas tellement pour Joseph Ponthus, qui ose le parallèle avec la Grande Guerre. Et cette phrase qui vient en leitmotiv et fournit les seuls mots du premier morceau de l’album – « C’est fantastique tout ce qu’on peut supporter » – n’est pas de lui mais de Guillaume Apollinaire, qui ne parlait pas du travail à l’usine. Un parallèle pour dire la violence faite dans les deux cas aux corps et aux esprits.
Le projet consistait à incarner ces mots dans une voix et ce ne pouvait pas être n’importe laquelle. Rien de pâle, tiède ou restant à la surface. Forcément la voix d’une forte personnalité. Et habituée à chanter la condition humaine à travers des sujets intimes ou sociaux. Ce sont finalement deux voix, déjà saluées dans ces pages, qui sont au générique : Michel Cloup (Michel Cloup Duo) et Pascal Bouaziz (Mendelson et Bruit noir). Il fallait leur force, leur puissance et leur capacité à se plonger dans la masse des mots, à s’y engager corps et biens, l’un avec une intensité vibrante, l’autre une désolation douce capable d’évoquer aussi bien la rage, le dégoût, l’épuisement, jusqu’à l’hallucination née de l’absence de soi, aspiré dans un engrenage infernal de mouvements toujours recommencés.
Musicalement, une charge lourde s’imposait pour être dans le ton. Alors les guitares sont sombres. Elles grondent, tranchent, grincent, rudoient et parfois virent au rouge métal ; la batterie, tenue par Julien Rufié, complice de Michel Cloup dans le duo du même nom, cogne, martèle sur un rythme mécanique comme pour souligner le caractère répétitif des gestes des travailleurs.
La répétition est un mode utilisé dans le texte original pour donner encore plus de force à certains mots. Une force décuplée par celle des voix. « J’égoutte du tofu » répété en boucle rend parfaitement le caractère absurde et lénifiant du geste. Et ce montage sonore à deux voix, « La répétition des douleurs »/« Il faut que la production continue », dispense de toute exégèse. Des mots qui arrivent à évoquer si bien la réalité que l’on sent presque certaines odeurs.
Joseph Ponthus, qui intervient sur deux titres, avait trouvé une forme singulière pour un témoignage rare et utile sur la réalité crue de certaines situations de travail peu traitées en littérature et encore moins en chanson. Les trois musiciens en donnent une version fidèle et habitée. Beau travail.
À la ligne, Michel Cloup, Pascal Bouaziz, Julien Rufié, Martingale.