L’effet Navalny
Jusqu’où peut aller l’effet Navalny ? À court terme, pas très loin. Mais le danger, pour Poutine, c’est l’usure. Quand viendra ce moment où la nostalgie post-soviétique cessera de faire oublier l’absence de libertés, la corruption et la grande misère. Le mouvement est amorcé.
dans l’hebdo N° 1638 Acheter ce numéro
Celui-là a la peau dure. Non seulement Alexeï Navalny a survécu au Novitchok, le poison préféré du Kremlin, mais il contre-attaque. Le 23 janvier, ses partisans ont bravé la répression dans la plupart des grandes villes du pays. Ils étaient 40 000 à Moscou. Du jamais vu pour une manifestation interdite. En expédiant au mois d’août son opposant à l’agonie dans un hôpital allemand, Vladimir Poutine espérait pourtant ne pas le revoir de sitôt. Il se trompait. Cinq mois après avoir ingéré une potion qui en a tué d’autres, Navalny était de retour sur le sol russe. Immédiatement arrêté, il est depuis lors détenu dans un commissariat de Moscou où l’organisation des droits de l’homme Memorial l’a aperçu adossé à un mur où s’affiche le portrait de Guenrikh Iagoda (1). Sinistre chef du NKVD de 1934 à 1936, après avoir dirigé – tenez-vous bien – le « laboratoire des poisons », Iagoda fut l’exécutant sordide des basses œuvres de Staline avant de périr par là où il avait péché. On ne peut pas reprocher à la police de Poutine de renier ses origines ! Mais les temps ont tout de même changé. Et, aujourd’hui, Navalny est sans doute protégé par le poison qui ne l’a pas tué et par sa notoriété internationale. D’autant que l’opposant a inventé l’ubiquité politique. Tandis qu’il était de nouveau aux mains de ses geôliers, il faisait diffuser une vidéo dévastatrice pour le maître du Kremlin.
Une visite, par drones interposés, dans une délirante datcha attribuée à Poutine sur les bords de la mer Noire. « Le plus gros pot-de-vin du monde », selon Navalny. Plus de dix-sept mille mètres carrés, un amphithéâtre « antique », une patinoire, un héliport, un tunnel d’accès à la plage. Mais le peuple, facétieux, s’est surtout emparé d’objets à dimension humaine : un porte-papier hygiénique à 1 200 dollars et un balai de toilette à 400 dollars brandi par les manifestants comme symbole de la corruption… Cette vidéo, vue 85 millions de fois en trois jours, a fait assez de ravages dans un pays frappé par la grande pauvreté pour forcer Poutine à nier publiquement être le propriétaire des lieux. Mais jusqu’où peut aller l’effet Navalny ? À court terme, pas très loin. Il faut d’abord ramener les manifestations du 23 janvier aux dimensions du pays. Il faut surtout comprendre les ressorts du pouvoir d’un président qui espère rester au Kremlin jusqu’en 2036. Poutine exploite un esprit de revanche largement partagé. Après le démantèlement de l’URSS, et la déchéance des années Eltsine, il a rendu à son pays l’illusion de sa puissance passée. Les massacres commis en Tchétchénie, en Syrie, l’annexion de la Crimée et la guerre dans l’est de l’Ukraine sont, paradoxalement, portés à son crédit dans une grande partie de la population. Parfois au nom d’un antiterrorisme qui a le dos large. Il s’est aussi érigé en protecteur des valeurs traditionnelles ultraconservatrices contre un Occident jugé décadent. Trump, Marine Le Pen et Fillon sont ses amis. Homophobie et sexisme sont fièrement exhibés. On est loin ici de la révolution d’Octobre qui a accordé le droit de vote aux femmes dès 1917 et fait d’Alexandra Kollontaï la première femme ministre. La nostalgie poutinienne investit davantage la période stalinienne. D’où, sans honte, le portrait de Iagoda. Il n’est même pas sûr que le palais dispendieux de la mer Noire ne vienne pas renforcer le mythe de l’homme fort.
L’heure de l’alternance n’a donc sûrement pas sonné à neuf mois des élections législatives. Sans compter que Navalny a ses faiblesses. Agitateur héroïque, blogueur de la lutte anti-corruption, il donne prise par son itinéraire (il a étudié à l’université américaine de Yale) aux soupçons classiques de collusion avec les États-Unis. Son curseur politique est insaisissable. Le « tout sauf Poutine » peut le conduire aux alliances les moins recommandables. On songerait à peine à l’en blâmer tant le système est fait pour engendrer ce genre de personnages, dans un pays qui rend la vie impossible à toute opposition démocratique, où les opposants autorisés sont des créatures du Kremlin, et la fidélité à Russie unie, le parti de Poutine, gage de réussite. Et où il faut, pour se présenter à une élection, obtenir les autorisations administratives que délivre arbitrairement le pouvoir.
Poutine n’a pas non plus trop à craindre de l’Union européenne qui lui a fermé la porte lorsqu’au début de son règne il tentait de s’en rapprocher. Pour obtenir la libération de Navalny, la France et le Parlement européen demandent aujourd’hui que l’on arrête la construction du gazoduc Nord Stream 2, qui reliera la Russie à l’Allemagne. Mais l’Allemagne – on s’en douterait un peu – est contre. Il est vrai que le président de Rosneft, la société russe en charge d’un projet déjà aux trois quarts réalisé, n’est autre que l’ancien chancelier social-démocrate Gerhard Schröder… Quant à Jean-Yves Le Drian, notre ministre des Affaires étrangères, il déplore « une dérive autoritaire ». On ne saurait être plus violent. Le danger, pour Poutine, c’est l’usure. Quand viendra ce moment où la nostalgie post-soviétique cessera de faire oublier l’absence de libertés, la corruption et la grande misère. Le mouvement est amorcé, comme l’a montré la mobilisation contre la très impopulaire réforme des retraites, en 2018. En attendant, face à une Europe néolibérale, il s’attire les sympathies de tous les ultraconservateurs et illibéraux du monde.
(1) Le Monde du 24 janvier.
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