Les musulmans priés de faire « allégeance »
Les représentants de l’islam de France sont sommés de signer une charte les engageant à renoncer à toute critique institutionnelle, notamment sur un « racisme d’État », entre menaces et injonctions contradictoires.
dans l’hebdo N° 1638 Acheter ce numéro
F in 2020, une coalition de 36 ONG du monde entier a déposé une plainte contre la République française devant le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Toutes dénoncent un racisme institutionnalisé contre les musulmans en France. Parmi elles, des ONG musulmanes ralliées par d’autres qui s’inscrivent dans le mouvement décolonial comme les Bruxelles Panthères ou la Fondation Frantz-Fanon, dirigée par la fille de cette figure majeure de l’anticolonialisme. Après l’appel au boycott des produits français dans une partie du monde musulman l’été dernier, la France est donc désormais l’objet d’une plainte en bonne et due forme. Pour autant, on ne sait pas pour le moment quelles suites seront données.
Reprenant les derniers événements notables dans l’Hexagone – comme la série de perquisitions déclenchées au lendemain du meurtre de Samuel Paty, sans rapport direct avec l’enquête et que le ministre de l’Intérieur avait justifiées par l’objectif de faire « passer un message », ou encore les fermetures administratives d’associations comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) –, les ONG accusent l’État français d’exploiter la mort de l’enseignant « à des fins racistes et islamophobes ». Pour elles, l’attitude du gouvernement français a même « conduit les communautés musulmanes à devenir la cible d’une hostilité accrue, de l’islamophobie et d’une plus grande violence ». Or c’est exactement ce que la charte des principes pour l’islam de France impose aux imams de nier. Une bataille idéologique est en cours.
Signée le 19 janvier à l’Élysée par une partie des fédérations musulmanes qui composent le Conseil français du culte musulman (CFCM), cette charte doit déboucher sur la constitution d’un Conseil national des imams censé « labelliser » les religieux exerçant en France. Dans son article 9, on y découvre cette mention : « Les dénonciations d’un prétendu racisme d’État, comme toutes les postures victimaires, relèvent de la diffamation. » Des termes qui rappellent curieusement la plainte pour diffamation déposée par Jean-Michel Blanquer contre le syndicat SUD 93 en 2017, à l’occasion d’un stage qui proposait « l’analyse du racisme d’État dans la société et en particulier dans l’Éducation nationale ». La plainte fut classée sans suite par le parquet de Bobigny en 2018. « L’évocation du “racisme d’État” dans cette charte n’est pas anecdotique, sur l’intention politique sous-jacente, alors que nous avons des données scientifiques solides qui démontrent bien les mécanismes institutionnels qui produisent du racisme, analyse Fabrice Dhume, sociologue spécialiste des phénomènes de discrimination. Empêcher les musulmans de critiquer l’État, c’est extrêmement problématique : ça tend vers une criminalisation des opinions. »
Officiellement rédigée par le CFCM, cette charte est une commande expresse d’Emmanuel Macron, annoncée lors de son discours des Mureaux le 2 octobre dernier. Aucun acteur n’est d’ailleurs dupe sur l’intervention grossière des pouvoirs publics dans l’écriture de ce document. Le 19 janvier, il n’a d’ailleurs été signé que par cinq des neuf fédérations musulmanes qui forment le CFCM – structure crée en 2003 par Nicolas Sarkozy et très critiquée pour son manque de représentativité réelle.
Au cœur des débats houleux : la méthode et cette notion de « racisme d’État ». Dans la première version du texte diffusée le 8 décembre aux membres du CFCM, il s’agissait d’« islamophobie d’État ». D’après Mediapart, elle s’appelait alors la « charte des principes des musulmans de France » et devait s’appliquer non plus aux seuls imams, mais à tous les musulmans de France, priés de réaffirmer « solennellement que la dénonciation d’une prétendue islamophobie d’État ne recouvre aucune réalité en France » et de rejeter « fermement les campagnes diffamatoires prétendant que les musulmans de France sont persécutés ». Devant le tollé suscité au sein du CFCM, cette version a été réécrite par les fédérations. « Nous allions aboutir à une charte qui faisait consensus, se souvient Fatih Sarikir sur Radio Orient, responsable de la confédération islamique Milli Görüs, d’obédience turque. Il y avait unanimité sur le rejet de la politisation de l’islam, le respect des principes de la République et sur la non-ingérence des États étrangers. » Mais, fin décembre, Chems-Eddine Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris – liée à l’Algérie – claque soudainement la porte, dénonçant l’influence néfaste de « composantes islamistes » du CFCM. « Une opposition de façade », d’après Dorra Mameri Chaambi, docteure associée au CNRS, spécialiste des religions : « Au fil des intérêts, les alliances entre fédérations changent et ça n’a rien à voir avec l’aspect “islamiste” ou pas. Le CFCM est une bataille de leadership. »
Le 17 janvier, alors que sa décision était « irrévocable », M. Hafiz, ancien membre de l’UMP et proche de Nicolas Sarkozy, revient dans la discussion. « Il nous met au pied du mur avec un nouveau texte qui reprend les fondamentaux du 8 décembre, s’étouffe Fatih Sarikir, qui refuse de signer le texte final. On ne peut plus changer une virgule. Le 18 janvier, on nous annonce la signature. » Les cinq fédérations qui acceptent de signer – dont l’Association des musulmans de France, réputée proche des Frères musulmans, pourtant dénoncés par ladite charte – sont reçues à l’Élysée.
« Ce texte ne cesse de convoquer le religieux et la loi, mais il est en réalité un alignement sur la morale de l’État. Il traduit l’impossibilité pour les rédacteurs de répondre à ce qui est une injonction contradictoire de l’État, analyse Fabrice Dhume. À la fois “les musulmans appartiennent pleinement à la communauté nationale”_, mais, plus bas, est évoquée la nécessité d’un_ “rapport apaisé entre la communauté nationale et les musulmans” présentés comme une altérité à cette communauté nationale. Cette altérisation est une déclinaison de l’islamophobie, qui crée de la distance pour nourrir en retour le présupposé d’un séparatisme. Deux choses reviennent systématiquement dans cette charte : l’aspect conflictuel – qui pose l’ambiguïté de l’islam comme l’origine de la discorde dans la société – et le rapport à l’étranger. C’est pour moi la marque d’une idéologie ethno-nationaliste, qui sous-tend l’injonction faite aux musulmans de faire allégeance à l’État français. »
Cette charte décidée par le haut n’a cependant aucune prise réelle sur la base. Elle n’a jamais été présentée aux conseils régionaux du culte musulman (CRCM) ni à aucun imam : les responsables de fédération sont des administratifs. Imposée par le gouvernement, elle ne fait que répondre à un agenda politique et à un souci de protéger les institutions françaises. « Il y aura ceux qui signeront et ceux qui ne signeront pas. On en tirera les enseignements. Soit vous êtes avec la République, soit vous n’êtes pas avec la République », a menacé Emmanuel Macron.
Autre injonction contradictoire : ce texte met en cause les ingérences étrangères mais est commandé à une structure composée essentiellement de… représentants de l’islam consulaire marocain, turc mais aussi – et surtout ? – algérien.
Étonnamment, au même moment, un rapport sur l’épineuse question mémorielle de la guerre d’Algérie et de la colonisation est rendu public. Coïncidence du calendrier ? Ce rapport rédigé par l’historien Benjamin Stora et qui veut lutter contre « la communautarisation des mémoires » n’évoque cependant pas l’imprégnation des structures de l’État et de la société par ce passé colonial. Imprégnation au fondement de la pensée décoloniale aujourd’hui visée par l’État français, qui étudie les rapports sociaux de domination générés par le colonialisme et qui perdurent après la décolonisation de fait. C’est l’étrange angle mort du rapport Stora, qui, pour autant, assume de s’inscrire dans le contexte de l’attentat contre Samuel Paty et de la lutte contre l’islamisme… Un agenda qui donne l’impression d’une sorte de contrepartie déséquilibrée dans laquelle l’État donne de faibles signes de reconnaissance d’une histoire sensible, qui touche bon nombre de musulmans en France, contre une allégeance absolue à ses desiderata.
D’autres documents imposant le respect des principes républicains doivent voir le jour. Des contrats, évoqués dans la future loi « séparatisme », qui conditionneront le financement public de toutes les associations. Dans le milieu sportif aussi, des contrats d’engagement républicains vont voir le jour. La ministre des Sports, Roxana Maracineanu, s’est engagée par ailleurs à encadrer, par décret, la prise de parole de sportifs de haut niveau, notamment à propos du racisme. S’il se défend de vouloir brider leur parole, il s’agit tout de même de « rappeler aux joueurs qui portent les couleurs de la France qu’ils ont une responsabilité », nous indique le ministère…