Les pédagogies queer au service de l’émancipation
Au cœur des questionnements contemporains, le genre est pourtant absent de la formation des enseignants. C’est la raison d’être de l’association Queer éducation.
dans l’hebdo N° 1635 Acheter ce numéro
L ’idée, avec les pédagogies queer, c’est de développer l’esprit critique des élèves, résume Loup, enseignant d’arts plastiques dans un collège de l’Essonne. Et c’est là notre principal argument pour nous défendre d’éventuels reproches de non-neutralité (1) ». Il s’agit de donner des clés aux adolescents pour « comprendre comment fonctionne la société » et les amener à se questionner sur les normes sociales qui la régissent. Des normes qui, elles, sont loin d’être neutres. C’est en tout cas ce que défend Queer éducation, l’association dont Loup fait partie, officiellement créée en juillet 2020. « En tant que personne trans au sein de l’Éducation nationale, j’ai éprouvé le besoin de faire partie d’un collectif qui traite de certaines questions, se souvient-il. Il n’en existait pas vraiment, mais j’ai entendu parler d’une initiative en cours. » Faute de pouvoir intégrer une structure déjà établie en lien avec le secteur éducatif, « je me suis dit que je pouvais contribuer à en créer une ! »
C’est Tim, professeur de français depuis trois ans, qui est à l’origine de ce projet lancé il y a plus d’un an et demi sur les réseaux sociaux. Son expérience du monde enseignant le confronte au fait qu’« être homosexuel dans un établissement scolaire soulève un ensemble de problématiques, vis-à-vis des élèves comme des personnels », qu’il lui est difficile de partager au sein de son établissement. « Pour lutter contre l’isolement des personnels queer », il crée un groupe Facebook où l’on constate que le manque de liberté au sein de l’Éducation nationale affecterait non seulement la pédagogie des professionnel·les et « leurs façons d’être », mais aussi les élèves. Enseignant·es, assistant·es d’éducation ou conseiller·ères principaux·ales d’éducation y échangent, discutent de leurs pratiques et se nourrissent de ce que chacun et chacune met en place au sein de son établissement pour lutter contre les discriminations et les stéréotypes de genre. Mais pas seulement.
Conscientisation
Pour l’association, l’objectif est de « mettre en avant » les pédagogies queer, elles-mêmes faisant partie d’un champ plus vaste : celui des pédagogies critiques. Un courant théorisé par le pédagogue brésilien Paulo Freire à partir des années 1980 – qui a, depuis, inspiré d’autres pédagogies (féministe, antiraciste et décoloniale, anti-oppressive…). Comme l’explique Irène Pereira, enseignante en philosophie, chercheuse en sociologie, présidente de l’Iresmo (2) et spécialiste des pédagogies critiques, « ce que Paulo Freire a développé, c’est la “conscientisation”, c’est-à-dire le développement du sens critique, qui amène à prendre conscience des rapports sociaux de pouvoir et des inégalités. Ce processus peut conduire à une certaine compréhension de la société et à l’engagement individuel dans les éléments de transformation révolutionnaire de celle-ci ».
Et si l’association s’inscrit bien dans le cadre de ces pédagogies critiques, c’est aux pédagogies queer, plus spécifiquement, qu’elle « ouvre la porte » : « Nous allons réfléchir de manière plus centrale aux problématiques liées aux normes de genre, sans doute parce que c’est là que nous sommes les plus compétent·es en tant que personnes queer, précise Loup. Mais nous nous sommes vite rendu compte que notre objectif était plutôt de participer à intégrer le genre dans les pédagogies critiques que de nous centrer exclusivement sur les questions liées au genre. Et qu’il s’agit aussi d’une entrée pour questionner l’ensemble des rapports de domination (classe sociale, racisme, etc.) »
Concrètement, qu’est-ce que cela implique dans une salle de classe ? Selon Tim, il s’agit de convoquer en permanence l’esprit critique des élèves. Par exemple, lorsque le professeur enseigne la littérature du XVIIe siècle, « nous étudions aussi un contexte dans lequel ce sont les schémas hétéronormatifs qui dominent : le modèle de relation mis en avant est celui d’un mari et de sa femme, où chacun·e doit correspondre à des normes de genre, détaille Tim. Ainsi, lorsque nous parcourons des textes comme La Princesse de Clèves, j’en profite pour “actualiser les savoirs” – ce qui permet de décortiquer les schémas d’oppression – et je leur parle des collages sur les féminicides, qu’ils et elles peuvent voir dans l’espace public. »
Une perspective émancipatrice vers laquelle souhaitent tendre ces enseignant·es, en dépit des obstacles structurels et de la réalité des programmes de formation des personnels – « où même le vocabulaire manque », déplore Loup en faisant référence à l’absence du concept de genre. D’après lui, ni ces questions ni celles liées au racisme n’ont fait partie de son quotidien de formation, alors même que les enjeux sont immenses pour les collégien·nes et les lycéen·nes. « Cela révèle la non-prise en compte de ces discriminations » de la part des formateur·trices et de l’institution, « ce qui ne peut pas permettre aux futur·es profs d’adopter une réflexion critique sur leur propre posture face aux élèves ».
Car c’est aussi là l’un des principaux enjeux de l’association Queer éducation, dont le premier atelier s’est tenu le 19 septembre : réfléchir à son enseignement, à ses pratiques, à sa posture pour tenter de ne pas reproduire des mécanismes de domination. Restrictions sanitaires obligent, la rencontre n’accueillait qu’une petite vingtaine de professionnel·les de l’éducation, mais la thématique semble toucher une part de plus en plus importante de profs. Quels outils et quelle langue pour un enseignement inclusif, alors même que l’une des premières règles grammaticales enseignées aux enfants perpétue les stéréo-types de genre en affirmant que « le masculin l’emporte sur le féminin (3) » ? Dans la salle, chacun·e écoute l’expérience d’Alpheratz, « enseignanx-cherchaire » (4) en linguistique à Sorbonne Université, qui travaille et ne s’exprime que par l’intermédiaire d’une grammaire du neutre. Se définissant personne transgenre, Alpheratz souhaite montrer à l’assemblée qu’ils et elles ne sont « pas dans l’impuissance face au temps institutionnel, qui est beaucoup plus long à reconnaître les découvertes et les avancées sociales et scientifiques que le temps social ». Et puisque l’enseignement du service public se doit d’être neutre, il devrait être dispensé en français inclusif.
Des profs démuni·es
Mais ces réflexions et pédagogies font encore exception dans les salles de classe. Les manifestations contre le mariage pour toutes et tous et les détracteur·trices d’une prétendue « théorie du genre » ont « quasiment détruit tout ce qui avait pu être mis en place, et ce n’était déjà pas grand-chose », réagit Karim, instituteur d’une classe de CM2 à Saint-Denis. Syndiqué à SUD éducation, avec qui il participe à des formations en interne chaque année « pour compenser les manques de l’Éducation nationale », l’enseignant constate chaque jour les effets de ces lacunes sur ses élèves. « Aborder ces questions est absolument nécessaire, continue Karim. Dernièrement, l’un de mes anciens élèves, déjà harcelé lorsqu’il était en CM2 parce que considéré comme “homo”, est venu me voir parce que les insultes continuent. Il pense qu’il doit changer de style, arrêter de traîner avec des filles… Avec mes collègues du secondaire, nous voyons bien que rien n’est fait pour ce genre de situation, puisqu’il n’y a pas de ressources suffisantes pour permettre aux profs de déconstruire et de questionner le genre, par eux-mêmes et avec les élèves. »
L’instituteur sait aussi que traiter de ces thématiques l’expose au mécontentement de parents d’élèves – ce qui lui est d’ailleurs arrivé après avoir parlé de transidentité à des enfants qui se posaient des questions. Peu lui importe : dans sa bibliothèque de classe, les ouvrages et albums de jeunesse parlent de LGBTphobie, mais aussi de validisme, de racisme, de grossophobie… « Je sais que, si je ne prenais pas l’initiative de faire cette démarche au sein de ma classe, cela ne serait tout simplement pas fait, regrette Karim. Sur une vingtaine de collègues, je suis le seul à le faire. Cela pose évidemment un problème de cohérence puisque tout va aussi dépendre des autres enseignant·es qui suivent les parcours des enfants… »
« Une charge mentale supplémentaire », estime de son côté Charlène, cocréatrice de Queer éducation et professeure de français, pour qui la conscientisation sur ces questions devrait faire partie de toutes les disciplines, et non pas seulement des matières littéraires ou des sciences humaines, comme c’est actuellement le cas, a minima. « Lorsque j’ai commencé à enseigner, je me suis tout de suite rendu compte qu’il y avait des sujets politiques difficiles à aborder, et que nous marchions toujours sur des œufs – que ce soit par rapport à la hiérarchie ou à nos collègues. » Résultat, Charlène constate que de nombreux personnels de l’éducation sont en difficulté et démunis face aux élèves qui subissent des insultes homophobes ou liées à leur identité de genre. C’est d’ailleurs pourquoi Queer éducation souhaite lancer officiellement un « site ressource » . Une plate-forme collaborative qui vise à rassembler les données, informations et autres contenus pédagogiques amassés par les profs, soit parce qu’ils et elles en sont les auteur·trices, soit parce qu’ils et elles s’en servent en vue de les partager avec l’ensemble de la communauté éducative.
« Nous sommes en train de finaliser la création du site, qui comprendra quatre rubriques, annonce Loup, le prof d’arts plastiques. Il y aura du contenu “autoformation”, où l’idée est principalement de faire le lien entre les conseils et ressources de l’institution – quasiment inexistantes – et nos expériences personnelles sur telle ou telle situation. Des séquences pédagogiques avec des références, mais aussi des témoignages et des ressources théoriques, notamment sur les pédagogies queer et les pédagogies critiques. » Un travail fastidieux, mais nécessaire et stimulant, qui permet bien souvent à ces enseignant·es « de se sentir moins seul·es, souffle Charlène. Ce groupe nous permet en quelque sorte d’avoir la légitimité d’exister. Puisque, comme on se le dit souvent entre nous, nos corps ne sont pas neutres ».
(1) Selon l’Éducation nationale, l’enseignement doit être dispensé « sans considération des opinions politiques, religieuses ou philosophiques des fonctionnaires ou des usagers ».
(2) Institut de recherche, d’étude et de formation sur le syndicalisme et les mouvements sociaux.
(3) Voir la tribune « Nous n’enseignerons plus que “le masculin l’emporte sur le féminin” », Slate.fr
(4) Alpheratz, spécialiste du français inclusif et du genre neutre, a publié en 2015 un roman entièrement écrit au genre neutre, Requiem.