Lyonel Trouillot : « C’est par Haïti que je vois le monde »

Dans son nouveau roman, Antoine des Gommiers, Lyonel Trouillot met en scène deux frères dans un quartier défavorisé de Port-au-Prince. Une belle occasion pour l’interroger sur les relations familiales en milieu populaire, l’écriture et la situation dans son pays.

Christophe Kantcheff  • 20 janvier 2021 abonné·es
Lyonel Trouillot : « C’est par Haïti que je vois le monde »
© M. Melki

Lyonel Trouillot vit depuis toujours à Port-au-Prince, près des habitants des quartiers pauvres qui peuplent ses livres, comme les deux frères Ti Tony et Franky d’Antoine des Gommiers. Un roman à la langue enchanteresse, on ne peut plus vivante, qui est aussi un hymne à la croyance dans la fiction et à la nécessité des légendes populaires.

Le lien indissociable entre Franky et Ti Tony pourrait-il exister en dehors de la famille ?

Lyonel Trouillot : Il peut aussi concerner deux amis très proches. Mais la solidarité avec les autres humains est mise à mal par la pauvreté et par le sectarisme religieux des Églises évangéliques, qui envahit les milieux populaires urbains. Ces liens du cercle familial, qui ne fonctionnent pas forcément entre parents et enfants, c’est tout ce qui reste dans les milieux populaires. Cependant, de petits réseaux de solidarité persistent. Par exemple, l’ami de Ti Tony, Danilo, va aider ce « bon à rien », selon lui, de Franky. Les gens sont dans l’obligation de tisser ce type de liens pour survivre. Ils gardent cette capacité d’être là pour quelqu’un et espèrent que quelqu’un sera là pour eux. Je voulais exposer à la fois cette difficulté et cette -nécessité.

« Des hommes qui viennent baiser et puis s’en vont. C’est ça un père », dit Ti Tony. C’est sans exception ?

Il y a très peu d’exceptions. Cette absence du père dans les milieux défavorisés revient sans cesse au cours des ateliers d’écriture que je mène. Quand le père est présent, il exerce une tyrannie sur sa compagne et ses enfants, ses filles en particulier. Les pères sont dominés par l’idéologie conservatrice, surtout s’ils se sont convertis aux sectes évangéliques. Avec les garçons, les relations tournent vite au conflit, car ceux-ci sont déjà dans la débrouillardise. Un père souvent absent qui vient leur donner des ordres est très mal reçu.

La mère de Franky et de Ti Tony prétend avoir pour aïeul le devin Antoine des Gommiers. Franky dit : « On a besoin d’antécédents. » C’est l’un des axes du roman : le besoin de raccorder sa propre existence à un passé plus grand que soi…

À la limite, peu importe qu’elle soit ou non descendante -d’Antoine des Gommiers. Elle leur propose une origine qui ne soit pas réductible à leur condition. En situation de désespoir ou de catastrophe, il faut se chercher un commencement pour fonder un principe de dignité. Pour éviter une dangereuse plongée dans le mysticisme, j’ai préféré prendre une légende populaire, celle -d’Antoine des Gommiers, qui a existé. Cela permet d’être dans le vécu, de longer une frontière au tracé flou entre ce qui fut vraiment et la reconstruction que l’on se fait de ce qui fut.

La mémoire familiale n’est pas transmise…

Dans les milieux populaires urbains, peut-on vraiment parler de famille ? Souvent la quête mémorielle saute la génération des parents pour remonter plus loin dans le passé. Un mot est revenu très à la mode en Haïti : « démembré ». Dans la tradition vaudoue, le démembré est l’objet ou le lieu où serait gardé l’esprit de la famille. C’est-à-dire le répertoire d’idées, de principes, à partir duquel serait fondée la démarche humaine de la famille. Souvent des gens disent qu’ils vont chercher leur démembré.

Il y a aussi des personnes qui ne se posent guère ce genre de question, trop occupées à assurer leur survie. Les mythes fondateurs, les morales ancestrales… ce n’est jamais que du blabla qui n’aide pas à faire face aux problèmes matériels.

Qui était Antoine des Gommiers ?

Dans la perception des Haïtiens, il avait des pouvoirs de divination. On a cru également à sa résurrection annoncée. Beaucoup de personnes sont allées à ses funérailles pour voir le miracle, qui n’a pas eu lieu. Cette figure du devin, du voyant – en lui prêtant une intelligence du possible, du probable, de ce qui est au bout du chemin choisi – permet, ce qui peut sembler paradoxal, de se poser la question : ne pouvons-nous faire autrement ?

Franky écrit sur des sujets mi-réels mi-imaginaires, tandis que Ti Tony a les pieds ancrés dans le présent. N’est-ce pas les deux faces de vous-même ?

Je ne sais pas. Il y a sans doute de moi dans ce que j’écris. Je n’accorde pas beaucoup d’attention à ce qui se joue à l’intérieur de moi-même. Parce que cela pourrait me détourner de ce qui me semble fondamental dans ce que j’essaie de faire. C’est-à-dire donner à voir et à entendre le réel tel qu’il est perçu par les gens qui le vivent.

Vous n’aimez pas tellement vous revendiquer comme auteur…

L’essentiel, c’est le livre. Être écrivain, pour moi, c’est être au service de cet être de langage qui va s’appeler le texte. Le statut d’auteur renvoie au mythe du créateur. Au contraire, j’essaie de m’oublier pour mettre dans le texte ce qui lui est nécessaire. C’est pourquoi j’utilise souvent le mot d’artisan. Pour moi, un écrivain, c’est un artisan qui construit un objet singulier et multiple qui, si le travail n’est pas trop mal fait, s’appellera un texte. Au-delà de la vanité, ou de la petite notoriété que l’on peut acquérir, qui me semble très secondaire, qu’est-ce que le texte tente de mettre en discussion ?

Mais la présence de l’auteur dans un texte ne signifie-t-elle pas l’existence d’un point de vue, d’une subjectivité, plutôt que l’épanouissement d’une vanité ou d’un ego ? Beaucoup d’œuvres, hélas, sont sans point de vue, donc nulles.

En tant que lecteur ou spectateur, une question me vient assez régulièrement : pourquoi il ou elle me donne cela à lire ou à voir ? De quoi est-il question au-delà du récit qui se déroule ? En l’absence de point de vue, à quelle conversation invite-t-on ? Ce qui est paradoxal, c’est que plus il y a d’ego dans un texte (que je différencie du « je », bien sûr), moins il y a un propos.

Vous vous mettez au service d’un texte ou au service d’un peuple ?

Un peu les deux. Je vais vers le texte avec l’idée de parler du réel que je connais le mieux, mon réel immédiat, les gens qui m’entourent. Je vois leur pauvreté, leurs joies. C’est mon petit monde à moi, qui me sert à la fois d’ancrage et de passerelle vers un monde plus large. Je dis toujours que j’écris avec Haïti. Les questions sur la condition humaine, je les pose en partant du réel haïtien. Je disais que j’étais au service d’un être de langage, mais cet être de langage est habité par ma relation avec la condition haïtienne et ma condition d’être humain. C’est par Haïti que je vois le monde.

On dénie souvent aux artistes qui sont des porte-parole de peuples rendus invisibles le fait d’atteindre à l’universel…

C’est la résultante à la fois du développement du capitalisme et de l’enveloppe idéologique de l’Occident chrétien blanc. Personne ne dénie à Victor Hugo la faculté de parler du monde quand il évoque Notre-Dame de Paris. Les écrivains ou artistes porte-parole de lieux tenus pour secondaires seraient moins capables de produire de l’universel que ceux qui occupent des « lieux fondamentaux » ! Il faut remercier les critiques, les lecteurs et les spectateurs qui ne tombent pas dans ce piège.

Vous ne pouvez pas savoir le nombre de fois où on m’a demandé : « Pensez-vous qu’on puisse produire de l’universel à partir d’Haïti ? » Je réponds : « Est-ce que cela vous vient à l’esprit de poser cette question à un écrivain dont le roman se situe dans le VIe arrondissement de Paris ? » Je cite souvent le cas de l’immense poète haïtien René -Philoctète, dont l’œuvre n’a jamais été valorisée à l’étranger (1). Elle est vue comme exotique. Pour nous Haïtiens, aucun poète d’ici n’a autant parlé du monde que lui.

Cette situation génère aussi des travestissements. Je crois qu’il y a des écrivains des « pays du Sud » qui préfèrent écrire sur un événement ou une idée qui font recette dans l’imaginaire occidental actuel. À ceux-là, on ne va pas demander s’ils parlent du monde. Il existe dans les milieux littéraires occidentaux des mécanismes de valorisation pour stratégie d’intégration de l’imaginaire et des mécanismes de sanction, de dévalorisation et de classification pour délit de thématique.

Pourquoi préférez-vous la poésie au roman ?

La poésie est le langage des énoncés définitifs. Elle porte directement vers une vérité. Alors que le roman doit s’affubler d’un récit, d’une histoire. « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres » (2) : à côté de ce vers, on imagine le nombre de pages nécessaire pour traiter de l’ennui et du déceptif dans un roman. La poésie a le pouvoir d’être entendue sans passer par l’illustration ou la démonstration. Le roman est un art vulgaire qui a besoin de trivial, de l’anecdotique pour tendre vers autre chose.

Les manifestations persistent-elles en Haïti contre le processus électoral engagé par le président Jovenel Moïse ?

Oui, et la répression – qui tue puisqu’on tire à balles réelles sur les manifestants – risque de s’amplifier car on approche du 7 février, date de la fin du mandat constitutionnel du Président. Ces manifestations expriment le mécontentement populaire et réclament un gouvernement de transition pour organiser de véritables élections démocratiques. L’exécutif contrôle tout et s’enfonce dans une dérive autocratique. Un récent décret du gouvernement a créé un organe de renseignement et de contre–renseignement, l’Agence nationale d’intelligence, aux pouvoirs illimités. On convoque devant la justice des membres de l’opposition sur des motifs spécieux.

À la radio, Jovenel Moïse a déclaré que, quelle que soit la nature des élections, son parti garderait le pouvoir. On va vers toujours plus d’affrontements entre la population et le pouvoir. Les militants politiques dans les quartiers populaires sont en proie à une très forte répression. Celle-ci est documentée par les organismes haïtiens de défense des droits humains.

En vous exprimant publiquement sur la situation en Haïti comme vous le faites régulièrement, alors que les médias occidentaux préfèrent l’ignorer, prenez-vous des risques ?

Pas sur le plan légal. Mais il y a des assassinats présentés comme des cambriolages qui ont mal tourné. Le cas le plus connu est l’assassinat du bâtonnier de l’ordre des avocats de Port-au-Prince, Me Monferrier Dorval, le 28 août 2020, à quelques mètres de la résidence du Président.

Le banditisme est mis au service de la politique. Des bandes organisées, comme le G9, qui a déclaré sa constitution publiquement, se sont fédérées à l’appel du gouvernement. Le G9 est allé plusieurs fois dans le quartier du Bel-Air, notamment, un quartier populaire connu pour abriter des militants politiques tenant des discours revendicatifs depuis longtemps, pour massacrer et incendier. La police n’intervient pas.

Vous mettez aussi en cause la communauté internationale…

Heureusement, la France et l’Union européenne ont pris récemment quelque distance avec le soutien apporté à Moïse par les États-Unis et la Mission des Nations unies en Haïti, dirigée par une États-unienne républicaine. En contrepartie de ce soutien, Haïti a voté en faveur des sanctions contre le Venezuela. C’était la première fois de son histoire qu’Haïti votait dans le sens d’une intervention étrangère dans un autre pays. La population en a été très choquée. Même Duvalier n’aurait pas fait un tel vote.

La défaite de Trump n’est-elle pas une bonne nouvelle ?

Oui. Mais il y a actuellement une accélération du pouvoir pour mettre le prétendu processus électoral en place avant le 20 janvier [cet entretien a été réalisé le 13, NDLR], c’est-à-dire avant la prise de fonction de Joe Biden.

Où en est la pandémie de Covid-19 en Haïti ?

Il y a des cas mais peu de mortalité. Le gouvernement ne fait rien, à part utiliser la peur pour tenter d’empêcher les manifestations. En conséquence, une partie de la population refuse de croire à la nécessité de se protéger. « Si le Président le dit, c’est faux », dit-on dans la population. On dit aussi qu’on en a connu, des dirigeants politiques corrompus, mais que celui-là, même Antoine des Gommiers ne l’a pas vu venir…

(1) À lire dans : Anthologie bilingue de la poésie créole haïtienne de 1986 à nos jours, textes rassemblés par Mehdi Chalmers, Chantal Kénol, Jean-Laurent Lhérisson et Lyonel Trouillot, Actes Sud, 2015.

(2) Premier vers de « Brise marine », Stéphane Mallarmé, 1865.

Antoine des Gommiers, Lyonel Trouillot, Actes Sud, 208 pages, 18 euros.

Littérature
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