Ouïgours hors de Chine : « J’avoue, j’ai peur »
À l’étranger, les Ouïgours sont aussi surveillés par le régime chinois. Intimidation, espionnage, chantage… En Europe, aux États-Unis ou en Australie, la minorité musulmane est suivie à la trace.
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Pour échanger avec certains de ses amis restés au Xinjiang, Ehsan n’utilise pas son téléphone habituel. Il en a un autre, adapté spécialement à ses conversations entre la France et sa région natale. Sur celui-ci, il n’y a rien. Pas d’images, aucune information privée, juste une seule application : WeChat. Utilisée par plus de 1,2 milliard de personnes pour discuter, payer ou s’informer, cette plate-forme est aussi scrutée par les services de police et de renseignement de Xi Jinping. Alors le jeune homme ouïgour de 28 ans reste prudent. « Je le sais, ce téléphone est espionné. J’ai toujours peur quand je lance WeChat. Pour moi, mais aussi pour mes potes et mes cousins restés au pays. Je crains qu’à cause de moi ils n’entrent en “camp de rééducation”. »
Les discussions entre la minorité musulmane en exil et les familles restées en Chine servent de moyen de pression aux autorités. Souvent sans nouvelles de ses proches, la diaspora est prise en étau : désinstaller WeChat revient à couper les ponts définitivement, et utiliser l’application peut mettre en danger le destinataire, lui-même épié. Alors Ehsan essaie de négocier avec ses propres angoisses. Parfois, il désinstalle WeChat. Mais il espère toujours avoir des nouvelles de sa tante, de ses grands-mères, avec qui il n’a aucun contact depuis deux ans. Alors il la réinstalle. Dans un mélange de colère et d’impuissance, Ehsan soupire. « J’avoue, j’ai peur. »
Parfois, un message arrive sans crier gare. Mais l’expéditeur n’est pas celui que l’on attend. Chaque jour, des milliers d’exilés ouïgours reçoivent des messages de la police chinoise sur cette application. Elle leur demande des informations sur leur quotidien, l’adresse de leur employeur ou de l’école où sont inscrits leurs enfants. « L’année dernière, des policiers m’ont réclamé des papiers privés. Si je refusais de les leur transmettre, ma famille pouvait avoir des problèmes », raconte Aynur, une trentenaire dont les trois oncles sont enfermés dans des camps.
Cette oppression, Aynur la dénonce avec ses amis ouïgours dans des manifestations, sur Facebook. Elle ne cache pas son combat. Et Pékin déteste cette politisation. « La dernière fois que j’ai eu ma mère au téléphone, c’était en décembre 2018. Le lendemain, elle m’a supprimée de WeChat. Ma sœur m’a ensuite laissé un message vocal. Mon père avait été arrêté. Puis la police m’a écrit : je devais arrêter de leur parler, sinon ma famille en subirait les conséquences. »
Subhi a lui aussi reçu un message quand il est devenu membre de l’Association des Ouïgours de France. Mais ce n’est pas tout. C’est ensuite un colis qui est arrivé chez lui, avec une lettre de son père écrite en mandarin dans laquelle celui-ci prenait de ses nouvelles. Or le courrier à destination de l’étranger est interdit au Xinjiang, et jamais son père ne lui aurait écrit dans cette langue. Subhi comprend qu’il est surveillé. Ce colis, c’est une intimidation du renseignement chinois. Une méthode qui a concerné de nombreux Ouïgours en 2019. Pour une majorité d’entre eux, ce mystérieux paquet était à récupérer directement à l’ambassade chinoise.
Le procédé est toujours le même : un correspondant au numéro inconnu appelle, et un message préenregistré informe que des documents très importants sont à venir retirer au plus vite. Mais aucun Ouïgour n’oserait entrer dans ces lieux régis par les lois du pays. Les ambassades, qui nourrissent de grandes craintes, jouent un rôle central dans la traque de la minorité musulmane à l’étranger. Celle de Paris refuse de prolonger les passeports des jeunes Ouïgours qui ont étudié en France, pour les contraindre à revenir en Chine. Ou bien elle ralentit les procédures administratives ou réclame des documents restés au pays.
Cette intrusion constante opérée par le régime de Xi Jinping se double d’un climat de méfiance parfois au sein même de la diaspora. Amnesty International relate l’histoire de Munire, à qui on a demandé, lors de son précédent voyage à Ürümqi, d’intégrer la communauté française et de faire remonter des informations. L’ONG rappelle qu’en 2009 la police allemande avait interpellé deux Ouïgours qui tentaient d’infiltrer le Congrès mondial à Munich, où se réunit la diaspora.
Diviser pour mieux régner, la technique n’est pas nouvelle. Mais sera-t-elle efficace encore longtemps ? Autrefois persécutés dans l’ombre, les Ouïgours luttent aujourd’hui avec le soutien de l’opinion publique européenne. Ils ne sont plus seuls.