Réfugiés afghans : Ces ombres dans le froid

Ils sont afghans, ont fui les talibans, sont demandeurs d’asile, mais condamnés à vivre dans l’ultraprécarité et harcelés quotidiennement par la police. Reportage en banlieue parisienne.

Nadia Sweeny  • 13 janvier 2021 abonné·es
Réfugiés afghans : Ces ombres dans le froid
Reza Jafari, ici sous les ponts du canal Saint-Denis, organise régulièrement des distributions de produits et matériel de première nécessité, comme de la nourriture, des couvertures et des tentes. Les campements s’improvisent pour ne pas attirer la police.
© Nadia Sweeny

Rendez-vous est fixé ce jeudi 7 janvier à 19 heures devant le cinéma UGC Ciné Cité, face à la station de tramway Rosa-Parks, dans le XIXe arrondissement de Paris. Depuis que le confinement a eu raison des cinémas, l’association d’aide aux migrants Utopia 56 donne temporairement rendez-vous ici aux familles et aux femmes seules. D’après les militants, le groupe UGC n’a pas apprécié : il a éteint les lumières extérieures. Ne pas éclairer pour surtout ne pas voir.

C’est aussi là que Reza Jafari vient chercher quelques sandwichs avant d’entamer sa ronde. « Je travaille avec Utopia 56, qui nous permet d’accéder à son entrepôt pour stocker les dons, complète ce dont nous avons besoin en nourriture, tentes, couvertures, etc., et fait des maraudes avec nous », explique Reza Jafari, bientôt rejoint par Amil, un jeune Afghan, qui tient absolument à demander à Reza comment il pourrait bien entrer dans la Légion étrangère. Il a beaucoup à apporter à ce pays, dit-il. Il ne veut plus être un « dubliné », sous-entendant qu’il a fait une sorte d’allégeance à un autre pays européen dont il s’est enfui et que pour ça il est puni. Lui veut rester, quitte à défendre, par sa vie, un pays qui ne veut pas de lui. Reza est assez cash : « Vu ta situation, c’est extrêmement difficile. » Amil est déçu. Il rêve d’être accepté. Un rêve commun à ces ombres qui déambulent devant le camion d’Utopia. Ici se côtoient et se croisent les histoires et les devenirs. Multiples. Incertains. Mais avec une similitude de taille : l’immense précarité générée par le refus de notre pays de les reconnaître et de les accueillir.

Minimum vital

Ce soir, il fait 3 °C. Le froid cisaille les doigts de pied et les mains. Hamid s’approche. Il est hébergé dans un gymnase non loin de là et vient voir Reza pour lui parler de ses amis restés sous un pont. Ce sont eux que nous allons voir en premier. À Aubervilliers, trois cents mètres au-delà de la frontière parisienne, dans cette zone coincée entre l’avancée de la capitale et le passé industriel de l’ancienne banlieue ouvrière, un groupe de jeunes hommes tient le mur. Jeans, baskets, gros manteaux, capuches vissées sur les têtes et masques sur le nez. Dans la nuit tombante, ils sont les fantômes des rues franciliennes. Aucun d’entre eux ne connaissait la France. Trois arrivent tout juste. Deux autres sont là depuis quelques mois déjà. Le plus âgé a 24 ans. Il s’appelle Farzat. Emmitouflé dans un trois-quarts vert kaki, quelque chose pèse sur son regard. Quelque chose de différent. Difficile à déchiffrer. Les autres sourient et discutent avec Reza.

Par le bouche-à-oreille, le réseau de solidarité qui s’est créé entre ces réfugiés afghans leur permet de faire connaître leurs besoins. Ils s’appellent les uns les autres et ça finit systématiquement par arriver aux oreilles de Reza, qui essaie tant bien que mal de combler les trous de la raquette étatique. De manière tout à fait simple : la distribution s’organise au cul de la voiture, stationnée le long du boulevard désert. De son coffre, il sort les quelques duvets, tentes et couvertures demandés par le petit groupe. Puis quelques sandwichs qu’Utopia 56 lui a donnés. L’occasion de prendre des nouvelles, tout en fouillant dans le bazar qu’est devenue sa voiture. « Besoin de bonnets, d’écharpes ? » demande-t-il au gré de ses trouvailles.

Les jeunes estiment en quelques secondes les besoins qu’ils auraient oubliés. Dans la rue, on finit par se contenter du strict minimum vital. Ils semblent s’étonner de découvrir que, finalement, un dentifrice, une brosse à dents, du savon, de la crème et même un peu de parfum restent à leur portée. Reza leur propose ce qu’il peut pour rendre leur quotidien un peu moins rude. Maintenir le plus possible leur dignité, mise à mal par la manière dont la France les traite. Les jeunes remplissent leurs poches jusqu’à ne plus savoir où mettre ces petits trésors emmagasinés. Demain, tout aura peut-être disparu.

Un sixième compère s’approche, hésitant. Personne ne semble le connaître, mais peu importe. Il est afghan, il n’a pas de duvet ni de tente et cherche un endroit pour dormir. Justement, la discussion s’orientait sur la nécessité de trouver un espace pour poser les tentes. Un endroit sûr. Car sous le pont voisin, au bord du canal Saint-Denis, chaque jour, à 6 heures du matin, la police vient les déloger. Chaque jour. Sans aucune exception. « Ils arrivent, ils nous sortent des tentes et nous demandent de les renverser », mime Hafid, ainsi obligé, comme les autres, d’errer la journée entre les centres d’accueil de jour.

Répression policière

En matière de répression policière, ce lieu a déjà laissé des traces. Le soir du 22 septembre, une cinquantaine de familles, avec 44 enfants, sont violemment délogées de leur campement quai du Lot, dans le XIXe arrondissement. La police voulait les repousser vers la banlieue, et notamment le camp de Saint-Denis – évacué le 17 novembre. Arrivées à Aubervilliers, là où nous sommes, les familles refusent d’aller plus loin. Elles ne veulent pas se mélanger à ce qu’elles pensaient être un campement de jeunes hommes seuls. La peur des débordements, des attaques sur leurs filles. La logique triviale de la rue est sans pitié. Reza se souvient, amer, de cette intervention policière : « Les familles refusaient de partir et ont bloqué la route. La police les a gazées pour les obliger à aller vers Saint-Denis. Ils criaient “allez au camp là-bas”_. Ils ont renversé une femme. Bousculé sa poussette. Le bébé est tombé. La femme a crié et les policiers riaient d’elle en disant qu’elle était hystérique… »_

De plus en plus de carrefours franciliens portent désormais la tache indélébile de ces violences. De l’humiliation infligée à ces gens, en quête d’un refuge. Au milieu de la nuit, quelques-unes des familles s’éparpillent. Reza parvient à en mettre une vingtaine à l’abri chez des amis afghans. D’autres s’installent sur ce quai nommé -François-Mitterrand. À 6 heures, la police était de nouveau là. Depuis, elle vient chaque matin. La plupart des familles, prioritaires, ont finalement été prises en charge. Les jeunes hommes, non. Reza évalue le nombre d’Afghans encore en errance dans les rues franciliennes à environ 400. Mais il est difficile de mettre un chiffre définitif sur une réalité aussi mouvante. De nouvelles personnes réfugiées arrivent tous les jours.

Chaises musicales

Le petit groupe se concerte. Ceux qui récupèrent de nouvelles tentes et de nouveaux duvets iront un peu plus loin. L’un d’eux connaît un endroit, à Saint-Ouen, où la police ne vient pas. Une place prisée. Hafid, qui dormait sous le pont d’Aubervilliers avec d’autres, va laisser une place vacante. L’une des quatre bulles de toile calées au bord du canal de Saint-Denis, où souffle une brise glaciale, peut désormais accueillir un autre colocataire, mais pas plus_. « Sinon la police vient au milieu de la nuit »,_ prévient Hafid, qui propose au nouveau venu de récupérer sa place. Ensemble, ils descendent en contrebas prévenir ceux qui restent du changement de locataire. Un jeu de chaises musicales qui ne fait rire personne.

Hafid prend quelques-unes des grosses couvertures qu’il avait gardées. Il en fait un baluchon dans lequel il essaie de tout caler. Discrètement, Farzat, le jeune homme silencieux au regard fermé, s’approche. Il nous demande un moyen d’aller à l’hôpital. De violentes douleurs dans le bas du ventre l’assaillent. Farzat vient du district de Tagab dans la province de Kapissa, une région du nord-est de l’Afghanistan où l’armée française avait une base militaire jusqu’en 2012. « Mon père est agriculteur là-bas. Il est en conflit avec les talibans. Un jour que je travaillais sur ses terres, les talibans ont fait une descente. J’ai pris une balle dans le bas du ventre. Comme je baignais dans mon sang, ils m’ont cru mort et m’ont laissé. Quand ma famille m’a trouvé, ils m’ont emmené à l’hôpital. J’ai été opéré. Je ne suis jamais retourné au village. J’ai fui. » Farzat est arrivé directement en France en décembre 2020 et dort désormais sous nos ponts. Quand on leur dit que la France considère depuis novembre dernier l’Afghanistan comme un « pays sûr », les jeunes soufflent. Les sourires gênés s’accompagnent d’un « si vous saviez »… Dans la région d’origine de Farzat, beaucoup de soldats français sont morts. Depuis 2012, l’armée afghane a pris le relais et continue de subir les assauts des talibans. Hafid promet à Farzat de l’emmener consulter un médecin à l’accueil de jour. Rassuré, le jeune homme se joint avec peine au groupe qui s’élance dans la grisaille du bitume.

Sous le pont

Nous remontons en voiture. Direction la limite entre Saint-Ouen et L’Île-Saint-Denis. Deux groupes sont installés à cent mètres d’écart. Le premier est composé de quatre tentes. Ici, Reza apporte des bâches pour protéger de la pluie et isoler un peu ces morceaux de tissu léger du froid de la nuit. Des SDF qui campent un peu plus bas les ont prévenus : « Ils nous ont dit : “faites attention l’eau peut monter” », explique l’un des jeunes Afghans. Le même âge que les autres. « Tant pis, on flottera sur l’eau, mais au moins on n’a pas la police », conclut-il.

Un peu plus loin, sous le pont, une dizaine de tentes sont bien collées pour ne pas être visibles des personnes qui passent au–dessus. « On accueillerait bien les copains qui sont là-bas, mais si on se regroupe trop, la police va nous chasser. Ils nous ont dit pas une tente de plus », affirme Safar, la trentaine. Arrivé d’Allemagne il y a quelques mois, Safar a obtenu le Graal : il est officiellement un réfugié. Mais en tant qu’ancien « dublinisé », il n’a pour le moment droit à aucune pension. Les démarches administratives pour déclencher les aides sont longues. Alors il reste autour du feu avec la quinzaine de ses compatriotes qui attendent que les choses se débloquent. Que les délais passent. Que les dossiers soient traités. Que les décisions soient prises. Les recours entamés. Et rebelote. Le matin, ils ont le « luxe » de se réveiller à l’heure qu’ils veulent. Aucun uniforme ne vient pour l’instant les déloger. « Le matin, on laisse l’un d’entre nous au campement pour surveiller et on va prendre le petit-déjeuner. On se lave et on revient. »

Chaque jour ressemble au précédent. La lumière du feu éclaire par intermittence les regards fatigués de ces jeunes hommes que personne ne veut voir. Derrière eux, les rats se glissent le long des tentes.

Société
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