Tran To Nga : Une femme en quête de justice
Tran To Nga, 78 ans, a porté plainte contre 14 sociétés ayant fabriqué le sinistre agent orange, cet herbicide épandu pendant la guerre du Vietnam. Les plaidoiries se tiendront le 25 janvier.
dans l’hebdo N° 1637 Acheter ce numéro
L’indépendance, la liberté, la justice. Toute sa vie, Tran To Nga a été guidée par ces valeurs. À 78 ans, cette Franco-Vietnamienne porte avec vigueur une histoire personnelle mêlée de bout en bout à la grande histoire, la plus tragique, celle de la guerre. « Je suis la fille du Mékong, du colonialisme et de la guerre, l’enfant d’une terre magique et empoisonnée », résume-t-elle avec poésie et sagacité dans son livre-mémoire (1). Son enfance a été bercée par la guerre d’Indochine et l’engagement de ses parents dans la résistance. Son adolescence s’est construite dans un Vietnam coupé en deux, et une famille éparpillée dans le pays pour se protéger. Dans les années 1960, elle s’engage à son tour pour la libération de son peuple, de son pays, face aux États-Unis, qui utilisent tout leur arsenal militaire et scientifique pour débusquer le Vietcong dans la forêt.
Les épandages aériens des « herbicides arc-en-ciel », comme on les surnomme en référence aux couleurs des bidons, deviennent fréquents de 1962 à 1971. Tran To Nga se souvient de ce C-123 volant à basse altitude, de ce « nuage blanc qui fait tache dans le ciel bleu » et surtout de cette « pluie gluante » qui dégouline sur elle, et sa mère qui lui crie de se laver, de changer de vêtements immédiatement car c’est de l’agent orange ! « Une quinte de toux me prend. Je vais me laver. Et puis j’oublie aussitôt. Dans l’apocalypse environnante, dans les flammes de notre cher Vietnam, que peut bien représenter l’épandage d’un banal herbicide ? […] Avec cette première giboulée toxique, le mal commence à faire son nid au chaud dans mon corps. »
De tous les défoliants détruisant la végétation, l’agent orange est le plus nocif à cause de la dioxine qu’il contient, polluant infiniment petit et toxique, classé comme substance cancérigène par l’Organisation mondiale de la santé, et qui perdure longuement dans l’organisme. Selon le rapport Stellman publié en 2003, ces épandages massifs ont engendré l’exposition directe aux défoliants de 2 à 5 millions de Vietnamiens. Sachant que des millions d’autres ont été contaminés indirectement par la chaîne alimentaire et le lait maternel. « À l’époque, j’étais journaliste, je ne pouvais pas refuser d’aller dans les endroits les plus durs, les plus dangereux sur le front. J’ai souvent traversé la jungle, pataugé dans les marécages… » raconte Tran To Nga, qui a mis plus de quarante ans à faire le lien entre les maladies dont elle souffre, celles de ses enfants et le perturbateur endocrinien qu’est l’agent orange.
En 2011, elle fait appel au laboratoire allemand Eurofins GFA : ses analyses de sang révèlent un taux de dioxine plus important que la moyenne. Elle souffre de nodules sous-cutanés ainsi que de diabète, de chloracné, d’une maladie génétique de l’hémoglobine et d’une malformation cardiaque transmissible. Toutes ces maladies sont sur la liste, établie en 1996 par l’Académie nationale des sciences des États-Unis, des pathologies liées à l’exposition à l’agent orange. Quant à ses filles et petites-filles, elles présentent toutes des problèmes de santé similaires, et sa première fille est décédée en 1969 à cause d’une malformation cardiaque (lire page 20).
Son âme de combattante et ses racines vietnamiennes poussent Tran To Nga à se mobiliser aux côtés de l’Association vietnamienne des victimes de l’agent orange (Vava) en récoltant des fonds pour construire des maisons d’accueil pour les victimes à Thai Binh, près de Hanoï. Elle s’y rend en 2008 et un nouveau déclic se produit en elle, face à ces corps cadavériques, ces adolescents sans mains ni jambes, ces bébés difformes, handicapés, sans âge. Des recherches scientifiques se poursuivent dans le monde entier afin de montrer de façon irréfutable la transmission des effets de l’agent orange jusqu’à la troisième, voire la quatrième génération (lire page 20).
En 2009, un tribunal d’opinion en soutien aux victimes vietnamiennes de défoliants se réunit à Paris. André Bouny, artiste engagé de longue date contre la guerre du Vietnam et dans la lutte contre l’agent orange, pense que Tran To Nga remplit toutes les conditions pour mener une action en justice pouvant être couronnée de succès. Il lui présente Me -William Bourdon, un ténor du barreau, réputé pour son engagement pour les droits humains et la défense des victimes de crimes contre l’humanité. « Nous sommes devenus les trois mousquetaires ! » glisse Tran To Nga, toujours reconnaissante à l’égard de celles et ceux qui l’aident dans la dernière bataille de sa vie.
Un marathon judiciaire
En 2014, la plainte est déposée devant le tribunal judiciaire de grande instance d’Évry, son lieu de résidence. Le bras de fer avec 26 firmes américaines, dont les puissantes Monsanto et Dow Chemical, commence. Pendant six ans, les avocats des parties s’affrontent dans la phase très procédurale de « mise en l’état », consistant à échanger les arguments par écrit, à soulever toutes les questions préliminaires essentielles avant que le dossier ne soit jugé sur le fond. Ainsi, des 26 sociétés ciblées, il n’en reste que 14 aujourd’hui, certaines ayant apporté les preuves qu’elles ne fabriquaient pas l’agent orange à l’époque, d’autres s’étant évaporées au fil des années (défaillance, absorption par d’autres entreprises…).
Comme c’est un procès au civil, tout repose sur la charge de la preuve. D’abord pour la faute, en montrant que les sociétés américaines visées ont fourni un produit qu’elles savaient dangereux ; puis pour le préjudice, c’est-à-dire en énumérant les maladies de Tran To Nga, et enfin, sûrement le plus difficile, en démontrant les liens de causalité entre ces pathologies et la dioxine contenue dans l’agent orange. « Nous avons mené une enquête en consultant un certain nombre de scientifiques et en nous rendant au Vietnam à la rencontre des victimes. Et nous avons eu accès à un important volume de documents récupérés par l’avocat américain chargé d’initier un contentieux au nom de l’association Vava, raconte Me Bertrand Repolt. Dans le cadre de cette procédure dite de “discovery”_, l’avocat avait mis la main sur de -nombreux -documents d’époque relatant la façon dont les sociétés productrices de l’agent orange se sont aperçues de la dangerosité des produits. »_
Au début des années 1960, sous la pression du gouvernement américain, les fabricants doivent livrer à l’armée des quantités gigantesques de produits en peu de temps. Cette obsession de la rentabilité les conduit à négliger les précautions permettant de limiter la présence de dioxine, à savoir chauffer le produit à la bonne température pour éliminer les impuretés de fabrication toxiques. Des décisions prises en toute connaissance de cause par les industriels, comme le prouve une note confidentielle interne de Dow Chemical, datée de 1965, année de la première utilisation de l’agent orange au Vietnam : « Cette substance est extraordinairement toxique et présente un énorme potentiel en termes de génération de chloracné et de maladies systémiques », est-il écrit et souligné dans ce document (2). Deux ans plus tard, une pétition signée par 5 000 scientifiques, dont 17 Prix Nobel, demande au président Johnson l’arrêt des épandages d’herbicide, tandis que près de 20 millions de litres d’agent orange sont déversés sur les forêts asiatiques.
« C’est un procès historique, car la priorité est d’obtenir une décision de justice qui reconnaisse pour la première fois la responsabilité des sociétés américaines à l’égard des victimes. Si nous remportons cette manche, cela pourrait créer un précédent juridique sur lequel d’autres victimes pourraient s’appuyer pour initier d’autres procédures, en France ou ailleurs », détaille Me Amélie Lefebvre.
Par le passé, des procédures judiciaires ont déjà été engagées. Dans les années 1980, d’anciens soldats américains ont poursuivi Monsanto et six autres entreprises. Malgré leurs tentatives de s’abriter derrière l’argument « ce n’est pas du poison, ce n’est qu’un herbicide », les firmes ont été contraintes de verser 180 millions de dollars aux vétérans. En 2004, des victimes vietnamiennes portent un recours aux États-Unis contre onze fabricants d’herbicides pour crime contre l’humanité et crime de guerre. Après le rejet en première instance, puis en appel, de la plainte, la Cour suprême a été saisie mais l’a également rejetée, laissant les victimes sans possibilité de recours juridique.
« Tous les vétérans, qu’ils soient américains, coréens, néo-zélandais, australiens, canadiens ou philippins, ont été atteints par l’agent orange. Les échanges internationaux économiques et des questions diplomatiques ont tempéré les quelques tentatives d’attaques juridiques, mais on ne peut nier que toutes ces victimes subissent les mêmes effets et pathologies, alors que leur seul point commun est l’agent orange, souligne André Bouny. La science dit que ce ne sont pas des preuves, seulement des corrélations. Nous avons désormais besoin qu’un juge ait assez de courage pour dire que les corrélations suffisent pour condamner ! »
Un tabou résistant
Ce marathon judiciaire et cette médiatisation visent aussi à fissurer, voire à briser, le tabou qui entoure cette tragédie. Au Vietnam, il y a aujourd’hui encore beaucoup de méconnaissance et de honte à propos des effets de l’agent orange, liées aux croyances populaires : la naissance d’un enfant malformé ou malade serait une punition envoyée par les ancêtres. En outre, la descendance masculine est primordiale, donc les couples ayant un ou plusieurs enfants malformés continuent d’espérer la naissance d’un enfant non atteint. S’ils n’y parviennent pas, le village peut les exclure davantage de la vie sociale. La culpabilité personnelle est la clé de voûte de toute l’existence de ces personnes. La révélation de l’empoisonnement n’est arrivée que tardivement et peine encore à convaincre certains. Pour André Bouny, l’agent orange les a intoxiqués mais les a aussi obligés à passer dans un autre monde : « Le double traumatisme subi par ces familles est d’autant plus considérable qu’elles affrontent le désarroi le plus total, les génies de la forêt et de la rivière, ceux des plantes et des grands animaux sacrés ayant disparu, emportés par l’agent orange, qui a détruit leur représentation du monde (3). »
Tran To Nga a toujours combattu en ayant en tête ses camarades du maquis, sa famille, ses amis, les milliers d’enfants malformés. « Une victoire aurait forcément une dimension symbolique très forte, même si la question des dommages et intérêts est en jeu. Mais cela n’a jamais été l’objectif de Tran To Nga, qui n’a pas envisagé une seule seconde d’accepter une transaction financière en catimini. Elle veut que la justice se prononce enfin sur la responsabilité des sociétés fabricantes », témoigne Me Amélie Lefebvre. Même soif de justice pour André Bouny. « Maintenant qu’on a découvert la dioxine, ce qu’elle engendre, on ne peut plus dire que nous n’avons pas de preuves. Aujourd’hui, ce qu’il faut combattre, ce sont les lobbys qui font les lois. »
La ténacité, la patience et la douceur de Tran To Nga sont devenues des armes redoutables contre les multinationales de l’agrochimie se pensant intouchables. Mais la crainte, désormais, est le temps qui passe. « Mon nom commence à être connu mais je ne suis qu’une petite poussière, il faut parler de tous ceux qui luttent dans le silence. Pour gagner contre des firmes très riches, très puissantes, nous avons besoin de milliers de soutiens. […] Ma santé est de plus en plus fragile, mais nous avançons, pas à pas. Je sais qu’après les plaidoiries il risque d’y avoir des demandes d’expertises médicales, des contre-expertises, éventuellement des appels… Nous avons encore des batailles à mener et je m’y prépare », confie avec lucidité Tran To Nga.
(1) Ma terre empoisonnée. Vietnam, France, mes combats, Tran To Nga et Philippe Broussard, Stock, 2016.
(2) Agent orange. Apocalypse Viêt Nam, André Bouny, éditions Demi-Lune, 2010.
(3) Ibid.