Yves-Noël Genod : Faiseur de foule
Au Carreau du Temple, l’inclassable Yves-Noël Genod se joue des restrictions avec une centaine d’amateurs et de danseurs professionnels.
dans l’hebdo N° 1638 Acheter ce numéro
D’un spectacle à l’autre, il est impossible de savoir quel geste, quelle parole nous réserve Yves-Noël Genod, et encore moins où il les déploiera. Capable de dire avec d’autres comédiens du Baudelaire dans le noir (Rester vivant) au Théâtre du Rond-Point ou de se frayer seul un chemin très personnel à travers À la Recherche du temps perdu (La Recherche) aux Bouffes du Nord, l’artiste peut aussi choisir de travailler des mois durant dans un bar populaire de la porte de Pantin avec de jeunes comédiens sur L’Amant de Marguerite Duras et Les Trois Sœurs de Tchekhov.
Auteur, performeur, chanteur, danseur, chorégraphe mais guère metteur en scène – il se définit plutôt comme un « distributeur de spectacles », terme dont il assume pleinement la part de provocation –, Yves-Noël Genod peut être partout et prendre des formes aussi diverses que ses pièces. Mais il ne reste jamais longtemps dans le lieu qu’il investit. Il apparaît, ou suscite des apparitions, et s’efface jusqu’à la prochaine métamorphose. Il tient d’ailleurs un blog intitulé « Le Dispariteur ».
On comprend ce néologisme à le voir déambuler sous la superbe halle du Carreau du Temple à Paris. Nous y allons le 17 janvier dans l’après-midi. Vêtu d’une combinaison moulante décorée d’un squelette, le grand et filiforme Yves-Noël Genod dirige une foule tout en disparaissant. Une quoi, direz-vous ? Oui, vous avez bien lu : une foule d’une centaine d’amateurs, accompagnés d’une dizaine de danseurs professionnels.
« Les contraintes du contexte, il faut les retourner en sa faveur », dit-il pour expliquer l’incongru que représente une telle multitude en temps de Covid, hors métro et magasins. Réponse à une commande du festival Faits d’hiver, qui devait se jouer les 30 et 31 janvier, Sur le Carreau est inspiré par un metteur en scène allemand dont Yves-Noël Genod découvre très jeune le travail – « je n’ai jamais rien vu depuis d’aussi poétique », dit-il. Il s’agit de Klaus Michael Grüber (1941-2008), qui rejetait la distinction habituelle entre répétition et représentation. Une subtilité qui permet au Carreau du Temple d’accueillir du monde à l’heure où les lieux culturels sont fermés au public.
« Je l’ai dit à tous les participants dès la première fois, et cela a été mieux compris que jamais, du fait de la période : chaque répétition est une représentation », explique-t-il. Et chaque spectateur est un participant. Marqué notamment dans l’enfance par sa rencontre avec les pièces de Grüber et la personne de Marguerite Duras, puis par son travail auprès de Claude Régy et sa fréquentation quotidienne d’auteurs et de penseurs d’aujourd’hui ou d’hier, Yves-Noël Genod nourrit sa foule du Carreau du Temple de son riche imaginaire, et se laisse nourrir par elle. Tous les week-ends depuis le 19 septembre dernier, il remplit la pause du midi de quelques-unes de ces histoires personnelles et d’anecdotes glanées dans un livre. « Il nous parle de troupeaux de bêtes suicidaires en Afrique, des oiseaux silencieux pendant une éclipse, il nous raconte Marguerite Duras et Marlène Dietrich, Rimbaud, Depardieu, les morts et les vivants qui se mêlent… Ce sont ses mots qui viennent guider mes gestes par la suite, ses récits influencent les images que je tente d’incarner dans l’espace », explique Killian, étudiant en master 1 aux Beaux-Arts de Nantes et stagiaire auprès de l’artiste.
C’est sans doute par la parole des participants que l’on accède le mieux à la technique d’Yves-Noël Genod, qui vise non pas à manipuler sa foule, mais à la faire accéder à sa liberté. « L’air de rien, avec une phrase souvent, il nous indique le mouvement, la migration que nous devons effectuer. Nous formons ainsi un ensemble, tout en trouvant un espace d’expression très personnel dans le cadre qui nous est donné », analyse Florian Martin-Wester, élève à l’École du Louvre et membre assidu de la foule. Loin de n’être constituée que d’étudiants (elle a par exemple compté des personnes en situation de précarité de l’association Aurore, lorsque le Carreau du Temple lui prêtait sa halle), la foule offre à tous un « refuge dans la vie ». Chaque fois différente, unique, cette ribambelle a pour Killian la vertu de « reconvoquer le hasard, alors qu’il n’existe presque plus ces derniers temps ».
Sur le carreau.Les répétitions sont accessibles les 30 et 31 janvier sur inscription à mediation@carreaudutemple.org. Toutes les informations sur/www.carreaudutemple.eu/spectacle-performance-sur-le-carreau-yves-noel-genod