Ces intellectuels en guerre contre « l’intersectionnalité »
Dans un essai polémique, le sociologue Stéphane Beaud et l’historien Gérard Noiriel fustigent un supposé « tournant identitaire » dans les classes sociales. Où la race écraserait désormais le critère de classe. Un ouvrage fourre-tout salué par les réactionnaires de tous bords…
dans l’hebdo N° 1642 Acheter ce numéro
C’est bien un comble que la droite, voire la droite extrême, se retrouve à saluer la publication d’un ouvrage, écrit par deux éminents chercheurs classés à gauche, louant les classes sociales comme la variable explicative principale de notre réalité sociale. Il peut paraître en effet paradoxal de voir un certain engouement à son endroit de la part d’intervenants parmi les plus réactionnaires dans le (plutôt indigent) débat d’idées qui est le nôtre aujourd’hui. De Valeurs actuelles à la très catholique Eugénie Bastié, du Figaro jusqu’à la « gauche de droite » du Printemps « républicain » emmené par Laurent Bouvet, tous ont approuvé cet ouvrage dénonçant « l’effacement de la question des classes au profit de la question de la race » et « la racialisation du discours public », symptôme, selon ses auteurs, d’une « dommageable américanisation de la vie publique ».
Il ne nous viendrait certes pas à l’esprit de minimiser l’importance fondamentale du concept de classe. Mais on assiste aujourd’hui à sa promotion (opportuniste) par ceux qui auraient dû a priori en être les contempteurs (par réflexe de classe justement, comme au Figaro, trop heureux d’en faire usage contre la gauche) pour dénier la réalité d’autres formes de domination, qu’elles soient relatives au genre, à l’origine ethno-raciale, générationnelle, professionnelle, à l’appartenance institutionnelle, etc.
La polémique autour de ce Race et sciences sociales, du sociologue Stéphane Beaud et de l’historien Gérard Noiriel (1), ne cesse d’enfler (au sein de la gauche également) ces dernières semaines. Auteurs de nombreux ouvrages de bonne tenue, tant sur la sociologie et l’histoire ouvrières (du XIXe siècle aux Peugeot de Sochaux-Montbéliard dans les années 1980) que sur l’histoire des immigrations, du racisme et de l’antisémitisme, les deux chercheurs s’essaient ici (sous un titre un brin écrasant, digne d’un véritable traité) à discuter la place, devenue trop grande à leurs yeux, de la question de la race dans le discours public et les sciences sociales contemporaines. Elle serait même, selon Stéphane Beaud, « un bulldozer qui écrase tout » et viendrait désormais « prendre toute la place au détriment des autres facteurs, qui ne sont pas que la classe sociale » (« Matinale » de France Inter, vendredi 4 février).
L’essai se découpe en trois ensembles fort disparates. Le premier, sous la plume de Gérard Noiriel, retrace avec rigueur l’histoire de la notion de race dans l’espace public français depuis la fin du XIXe siècle. Le deuxième, plus polémique, non sans certains règlements de compte, traite de débats plus actuels, où le sociologue et l’historien n’hésitent pas à dénoncer le récent « tournant identitaire ». Avec des focus sur certains ouvrages, du rigoureux De la question sociale à la question raciale ? (La Découverte, 2006), dirigé par Didier et Éric Fassin, au très novateur La Condition noire. Essai sur une minorité française, de l’historien Pap Ndiaye, paru chez Calmann-Lévy en 2008 (2)… On passera sur la troisième partie, consacrée à « l’affaire des quotas dans le football français », qui apporte peu par rapport à ce qu’a déjà écrit Stéphane Beaud en 2014 dans Affreux, riches et méchants ? Un autre regard sur les Bleus (3).
On ne peut donc que se demander : pourquoi maintenant ? Un historien – qui a préféré ne pas être cité – reconnaît « le problème de timing de la publication du livre, vu le contexte, même si c’était avant les déclarations odieuses de Frédérique Vidal sur “l’islamo-gauchisme à l’université”, surtout en sciences sociales, où produire une critique des racial studies (avec, en outre, un point de vue supposé “de gauche”) ne pouvait que donner du grain à moudre aux contempteurs (surtout très à droite) de l’intersectionnalité et des études postcoloniales, alors que la question raciale est évidemment centrale dans les modes de domination étudiés ».
Intersectionnalité… le mot est lâché ! Car ce qui, dans ce livre, gêne beaucoup d’intellectuel·les travaillant sur la question de la race, ce n’est pas tant l’affirmation par les deux célèbres auteurs de la prépondérance du critère de classe qu’un certain nombre de points aveugles dans leur argumentation. Qui transparaît dès la bibliographie du livre. Socio-démographe à l’Institut Convergences Migrations et à l’université Paris-I, Armelle Andro pointe ainsi l’absence de références aux plus importantes études récentes, non seulement francophones mais plus encore internationales, sur la question raciale. Si les deux chercheurs semblent ignorer beaucoup des travaux de confrères et consœurs plus jeunes qu’eux, ils ne citent pas même certain·es auteur·es de leur propre génération. « On peut se demander comment il est possible de faire aujourd’hui un livre sur “race et sciences sociales” sans citer ni Kimberlé Crenshaw, ni Elsa Dorlin (qui n’apparaît que dans une liste de chercheurs au sein d’une note de bas de page), ni Magali Bessone ou Sarah Mazouz, mais on constate que n’y figure pas non plus Dominique Schnapper, et à peine Véronique De Rudder ! » Et la chercheuse d’ajouter : « Je suis démographe, donc je compte. Or je note que, dans un domaine où les théoriciennes sont de loin les plus nombreuses, il n’y a que quinze femmes sur près de 280 références dans la bibliographie ! » Cela relève selon elle d’un déni, alors que « l’intersectionnalité n’est ni une mode ni une option, mais le signe que le monde social a changé et que ces nouvelles catégories sont nécessaires pour l’analyser et le décrire ».
Sarah Mazouz, autrice d’un récent livre remarqué et intitulé justement Race (Anamosa, 2020), s’étonne, elle aussi, de ces lacunes, soulignant notamment l’absence de toute mention d’Angela Davis, qui « articule pourtant les trois critères de race, de genre et de classe, dans une perspective marxiste et féministe. Ses textes étant traduits en français depuis longtemps, on comprend mal comment un travail qui entend réfléchir sur les rapports entre race et classe peut faire l’impasse sur cette autrice ! De même, l’absence incroyable de la sociologue Julie Bettie, qui a travaillé de manière ethnométhodologique sur la façon dont des collégiennes californiennes d’origine mexicaine formulent en un vocabulaire à première vue racialisant des assignations qui sont en fait des assignations de classe. Là encore, l’ignorance de travaux du reste proches de la méthode ethnographique chère à Stéphane Beaud étonne de la part d’un ouvrage qui se présente comme un livre scientifique sur la question ».
Toutes ces lacunes amènent Sarah Mazouz à s’interroger sur la rigueur scientifique des deux chercheurs, et plus fondamentalement sur leur « position de surplomb épistémologique »,qui montre non seulement « leur ignorance délibérée des travaux les plus récents, étrangers et français, mais aussi et surtout un véritable écran dont la caractéristique est de refuser de remettre en cause certains de leurs présupposés et de dialoguer avec des chercheurs et des chercheuses qui procèdent différemment, notamment en analysant l’articulation des différents rapports de pouvoir (qui ne se limitent d’ailleurs nullement à la race, à la classe et au genre), voire peut-être à apprendre d’elles et eux ».
De fait, minimiser la race ne peut plus fonctionner dans l’analyse du monde contemporain. Invité dans une émission vidéo en ligne par le magazine Regards, le sociologue Éric Fassin – très attaqué dans l’ouvrage – a préféré éviter de « tomber dans le piège de la personnalisation » et donc de parler du livre, préférant notamment discuter « des attaques que subit aujourd’hui le monde universitaire de la part de sa ministre, qui n’a à la bouche que le terme – sans fondement scientifique – “islamo-gauchiste”, qui n’est qu’une insulte ». Il a toutefois ajouté : « Quand un universitaire noir rentre chez lui et se fait arrêter, sinon violenter, par la police en bas de chez lui car les flics pensent que c’est un cambrioleur, nous sommes bien face à un problème de race, et non de classe ! Le critère racial est donc bien autant structurant pour analyser les processus de domination dans nos sociétés. »
La remarque d’Éric Fassin fait mouche et vient souligner la pauvreté de l’argument des auteurs : il s’agit d’abord d’articuler les critères pour décrire le monde d’aujourd’hui, sans les hiérarchiser – et sans dire que l’un écraserait l’autre. Professeur de civilisation américaine et historien des idées, François Cusset (4) s’insurge d’abord contre l’accusation de la part des deux auteurs, tout à fait rapide voire gratuite, d’une « dommageable américanisation de la vie publique ». « Cela fait au moins quarante ans que tous les réactionnaires français expliquent que, pour être français, il faut être antiaméricain ! Les États-Unis seraient ainsi une sorte de monstre polycéphale ayant des identités multiples, menaçant notre République “abstraite et universelle”. » Et Cusset de rappeler « l’isolement désolant de ces intellectuels au niveau international, alors qu’il y a d’innombrables études sur ces questions, décrivant une réalité sociale où les identités sont multiples dans une société largement précarisée par le néolibéralisme. Pourquoi, en France, ne comprend-on toujours pas que mentionner la race est indispensable pour lutter contre les discriminations – et que la taire est nuisible ? » Il précise que les deux chercheurs se coupent ainsi de recherches sérieuses qui ont lieu dans les laboratoires de sciences sociales du monde entier, « non seulement en Amérique du Nord et du Sud, mais aussi en Afrique ou en Asie », et ils ne font que « s’enfermer dans des caricatures identitaires, comme depuis un petit village gaulois ; or ils ne défendent pas ce village, mais une abstraction ! Que Valeurs actuelles le fasse, on peut le comprendre aisément, mais que des intellectuels sérieux tombent dans ce piège-là, c’est consternant… »
Cusset exprime enfin deux reproches importants. Le premier est politique et stratégique : « Développer ce discours va non seulement diviser la gauche, mais surtout risque de la couper d’une grande partie de la jeunesse, qui est proche des minorités discriminées. » L’autre est intellectuel, voire épistémologique, car « la sociologie est, depuis Durkheim, l’étude et l’observation des liens sociaux ; pourquoi ne pas étudier les liens culturels entre minorités ? » Aussi, pour conclure, on pourrait, à la suite de Roger Martelli dans un texte (5) sur cet essai, rappeler un douloureux constat qu’avaient fait il y a déjà six ans les contributeurs de la revue Vacarme dans un dossier intitulé « Sales races » (6) : « La race n’existe pas mais elle tue. Des hommes et des femmes, mais pas seulement. Elle tue la forme politique inventée pour la contrer : l’idéal démocratique »…
(1) Paru début février aux éditions Agone (428 pages, 22 euros) et fort d’un succès public certain, son sous-titre a subi une modification d’importance conceptuelle non négligeable, passant de « Socio-histoire de la raison identitaire » à « Essai sur les usages publics d’une catégorie »…
(2) Voir Politis n° 1007 du 19 juin 2008.
(3) La Découverte. Voir Politis, n° 1307 du 12 juin 2014.
(4) Prochain ouvrage : Génie du confinement, Les Liens qui libèrent, en librairie le 16 mars.
(5) « À propos de Beaud et Noiriel : l’enfermement identitaire n’est pas le lot de quelques-uns », 14 janvier 2021, www.regards.fr
(6) Vacarme, n° 71, printemps 2015.