Docteur Dupond et Mister Moretti
Près de neuf mois après son arrivée à la Chancellerie, « l’Ogre des prétoires » s’est mué en un bien docile ministre. Il faut croire que la peur du vide enferme jusqu’aux plus affranchis.
dans l’hebdo N° 1642 Acheter ce numéro
On dit que la déception est à la hauteur de l’espoir. À la nomination d’Éric Dupond-Moretti, le 6 juillet 2020, le sentiment de surprise concurrençait, chez ses confrères pénalistes, celui de la joie et de la fierté. Conscients de la difficulté de l’exercice et de la nécessité pour le nouveau ministre de mettre un peu d’eau dans ce petit rouge qu’il aime tant, les pénalistes étaient portés par une espérance plus ou moins étendue, suscitée par la figure de leur confrère et les convictions qu’il portait.
Ce fils d’un ouvrier du Nord et d’une femme de ménage d’origine italienne clamait, à sa prise de poste, que son ministère serait « celui de l’antiracisme et des droits de l’homme », qu’il souhaitait être « le garde des Sceaux qui portera enfin la réforme du parquet tant attendue » avant de rassurer les magistrats – ses ennemis de toujours : « Je ne ferai de guerre à personne. » Mais les promesses n’engagent que ceux qui y croient. Outre le déclenchement quasi instantané d’une enquête contre trois magistrats du parquet national financier pour une affaire de fadettes dans laquelle Me Dupond-Moretti était impliqué, il abandonne toute velléité de réformer le parquet. Puis, petit à petit, les choses vont de mal en pis.
En totale contradiction avec ses positions antérieures, il défend des mesures de sûreté pour les auteurs d’infractions terroristes présentant une « particulière dangerosité ». Une « peine après la peine », hurlent ses confrères. Alors que l’avocat star crachait sur la « dictature victimaire de l’émotion », leministre devient très réactif aux affaires médiatiques. Il plaide ainsi la prescription « glissante », qui permet de rouvrir des dossiers de crimes commis par un même auteur. « C’est une remise en cause fondamentale de tout ce pour quoi on se bat depuis des années ! s’étouffe un ténor du barreau. Ça m’a choqué ! »
L’ancien ardent protecteur du droit de la défense a aussi voulu imposer la visioconférence à la justice pénale. Après une levée de boucliers des avocats et des magistrats, la mesure est retoquée par le Conseil d’État pour… entrave au droit de la défense. Humiliant camouflet. Mais peu lui importe, le voilà qui reprend à son compte le projet de code pénal des mineurs. Celui-ci, applaudi par Marine Le Pen, divise la procédure en deux jugements – l’audience de culpabilité doit se tenir dans les trois mois après l’interpellation, l’audience de sanction dans les neuf mois suivants. « Un délai contraint qui ne donne le temps ni aux avocats de préparer leur défense, ni au juge d’apprécier la personnalité de l’enfant », s’étrangle Ugo Bernalicis, député de La France insoumise (LFI). Mais le ministre veut juger vite et écouler les stocks. Des mots qui faisaient bondir le pénaliste.Le député comprend rapidementqu’« on n’allait pas pouvoir compter sur ses convictions passées ».
« Le terreau sécuritaire est incroyablement fertile à l’approche de toute élection… »,fustigeait l’avocat. Le garde des Sceaux, lui, s’en repaît. « Il s’est renié et c’est d’autant plus choquant que c’est lui, se désole Marie-Alix Canu-Bernard, avocate pénaliste. Il se persuade que son action est cohérente avec ce qu’il était avant. »
Mais il est tout de même un reniement plus douloureux que les autres : la cour d’assises et son jury populaire. Cette justice criminelle qui l’a fait naître. Qui l’a forgé. Façonné. Quelques jours avant sa nomination, il soufflait de déception devant la mort annoncée de cette juridiction d’essence populaire. Devenu ministre, il signe lui-même l’extension des cours criminelles départementales – où cinq juges professionnels remplacent le jury composé de simples citoyens – pactisant ainsi avec la faucheuse de ses nourriciers. « On savait que les cours criminelles allaient être élargies, se désole un ténor. Mais que lui soit obligé de l’assumer… » Depuis, le ministre ne peut s’empêcher de clamer qu’il va sauver la cour d’assises et son jury populaire. Les renforcer. Qu’il y réfléchit. Qu’il proposera une loi au printemps. « Il doit être sacrément torturé », pense Ugo Bernalicis. Le député de LFI s’engueule régulièrement avec le ministre en séance parlementaire. « Je crée des incidents : je fais du Éric Dupond-Moretti, avoue-t-il. Il ne supporte pas d’être le procureur et d’avoir en face de lui des avocats. Il me poursuit dans les couloirs de l’Assemblée en hurlant : “Comment fait-on pour vous faire taire, c’est insupportable !” » L’imite-t-il en pouffant, comme on imite un vieux professeur qui croit encore à son autorité déclinante ?Éric Dupond-Moretti est-il devenu son pire ennemi ?
Au diable la morale !
Ce « grand délinquant par procuration », comme le décrit un avocat lillois qui l’a connu à l’université, défenseur des pires, aurait pu écrire ces lignes de Joseph Kessel : « Leurs instincts débridés, déchaînés, leurs frénésies à ne connaître pour leur désir, leur plaisir, leur défi au destin, ni convention, ni loi, ni limite, je les portais bien dans mon sang. » L’avocat des débuts vomissait de trac avant l’audience. Mais le prédateur goûta à l’élan libérateur de son personnage et trouva quelque délice à s’attaquer à des proies choisies avec soin. Les plus faibles. Ceux dont il perçoit instinctivement les failles. Tourner autour. Les sentir. Grogner. Hurler. Mordre. Ne plus lâcher. Se délecter de l’agonie. De sa victoire prochaine sur eux. S’en nourrir. Fuir quand l’échec s’annonce. Et au diable la morale !
C’est de cette outrance, maniée avec talent, qu’il a tiré sa gloire, parfois au prix d’une cruauté dont l’éthique judiciaire a du mal à se remettre. Dans l’affaire d’Outreau, qui sanctifie médiatiquement l’avocat, Éric Dupond-Moretti chasse en meute. Dès 2004, il coordonne la « défense collective de rupture », sorte d’ouragan judiciaire, au sein de laquelle tout est permis. Insultes. Intimidations. Le président de la cour est incapable de faire face : Dupond-Moretti prend le pouvoir. S’emporte. Coupe la parole. Insulte. Lève les bras au ciel au rythme de ses envolées, laissant frémir les manches de sa robe telles des ailes de rapace. « Voilà l’expert qui met des innocents en prison ! » hurle-t-il contre Marie-Christine Gryson, psychologue qui, la première, rencontre les enfants d’Outreau et les estime crédibles.La bronca générale que l’avocat crée n’a qu’un objectif : obtenir que, dans le tumulte, la seule vérité solide qui puisse émerger soit la sienne.
Enfants d’Outreau
Mais qui se souvient, lors du premier procès d’Outreau, à Saint-Omer, en 2004, de quelle manière lui et trois de ses confrères se sont acharnés des heures durant sur des enfants de moins de 10 ans ? « Ils me questionnaient l’un après l’autre sans me laisser le temps de répondre, du coup, quand je répondais, ça ne correspondait plus à la question et il criait qu’on mentait, se souvient Jonathan Delay, l’un des enfants d’Outreau dont les deux parents ont été condamnés_. Éric Dupond-Moretti a interrogé une petite fille de 7 ans qui s’en est fait pipi dessus… On n’oublie pas cet homme. II impose une empreinte indélébile et c’est ce qu’il souhaite. Certes il était avocat et il défendait son client, mais je lui en veux beaucoup pour la manière dont il nous a traités. On était trop petits pour subir ça. »_ Ce 22 février, pour les vingt ans de cette affaire, pendant que le ministre célèbre la journée européenne des victimes, Jonathan Delay témoigne de sa vie dans un livre (1).
À l’époque, profitant que les quinze enfants d’Outreau, mineurs, n’ont pas accès à la presse – leur faiblesse ? –, Me Dupond-Moretti et ses confrères entament un hold-up médiatique.Qu’avons-nous retenu de cette affaire si ce n’est l’acquittement de treize accusés en appel, occultant complètement les premières condamnations, dont quatre définitives, et le témoignage de la douzaine d’enfants reconnus victimes ? « On a vu à la télévision les larmes des accusés : jamais celles des enfants », se désole encore la psychologue. Le juge Fabrice Burgaud, qui a mené l’enquête, est offert en pâture à la vindicte publique. Dans un habile passement de jambes, Nicolas Sarkozy récupère l’affaire pour remettre en question la figure du juge d’instruction, caillou dans la chaussure des politiques aux pratiques douteuses. Or en réalité le juge Burgau n’était pas seul à décider. Mais tout bon pénaliste vous le dira : l’avocat de la défense se fiche de la vérité. Son objectif, c’est de gagner.
Ours en cage
Dans cette lutte à mort, aux tréfonds des tourments humains, Éric Dupond-Moretti prétendait tout de même défendre une sorte d’idéal anarchiste de la justice. La fin semblait presque justifier les moyens. « Le contexte sociétal vide peu à peu le procès pénal de ce qui fait son âme : juger des accusés, cela au profit d’une considération excessive de la cause des victimes à laquelle le lieu ne se prête pas. La confusion des genres provoque la perversion de l’institution elle-même », disait-il en 2015. « Il a désacralisé les paroles des enquêteurs et des parties civiles comme seule vérité audible : il a révolutionné l’approche de la cour d’assises », estime un ténor du barreau parisien.
Comment peut-il alors être crédible quand il se réjouit de l’écho nouveau de cette parole des victimes qu’il a participé à étouffer ? Est-il celui qui peut porter le consentement sexuel à 15 ans et à 18 ans pour l’inceste, après avoir plaidé, dans l’affaire Mannechez, « l’inceste heureux » de deux jeunes filles violées dès leur plus jeune âge – dont l’une finira assassinée par ce père incestueux dont elle aura eu un enfant ?Certes, on ne peut pas reprocher à un avocat ses plaidoiries de défense. Mais à un ministre ? Entre les deux hommes, la matière judiciaire n’est-elle pas trop proche ? Une contiguïté explosive qui consume la crédibilité des deux : l’avocat du Nord qui s’est magistralement rendu célèbre par la méthode du « terrorisme judiciaire » etle ministre qui ne pourra jamais l’assumer.
« Il violait avec provocation et volupté une habituelle politesse judiciaire et ainsi, grâce à cette attitude, il ajoutait un avantage à son exceptionnel talent, ses adversaires étant tenus à plus de mesure », se souvient Philippe Bilger, magistrat honoraire, président de l’Institut de la parole et ami d’Éric Dupond-Moretti. Il tient à évoquer lui-même, pour mieux se défaire d’un procès en partialité, la situation vécue par sa fille Charlotte. Magistrate, brève conseillère spéciale du nouveau garde des Sceaux, renvoyée au bout de trois jours. « Je lui en veux beaucoup pour la manière lâche, étonnante de la part de l’avocat qu’il a été, dont il a traité ma fille. L’ayant sollicitée et ayant validé son statut de conseiller spécial, il n’a pas eu le courage ni l’élégance d’imposer à sa directrice de cabinet les règles spécifiques à cette fonction. » Il n’a même choisi quasiment aucun des membres de son cabinet. Éric Dupond-Moretti est pris dans l’étau politique. Bien qu’il s’en défende, le libertaire a perdu sa liberté. L’ours est en cage et c’est peut-être la pire des trahisons : celle faite à lui-même. « Je peux tout me permettre vu que je n’ai aucun pouvoir », clamait l’avocat. Le renversement est total.
Jeu d’acteur
À ses heures de gloire, Éric Dupond-Moretti citait souvent le magistrat Serge Fuster : « La justice est une erreur millénaire qui veut que l’on ait attribué à une administration le nom d’une vertu. » Peut-être a-t-on collectivement fait la même erreur à son sujet. Parer cet avocat de convictions qu’il n’a jamais eues. Se laisser agréablement tromper par ses coups de sang emballés de sincérité et dont l’objectif était en réalité limité à défendre les intérêts de ses clients et les siens. « Personnellement, je n’aime pas les porte-drapeaux. Je pense qu’il faut défendre les hommes, mais pas les causes »,disait-il. Il n’a jamais eu de mots assez durs pour les militants et les associations. Il ne s’est d’ailleurs jamais engagé.
Aujourd’hui, pourtant, il prétend défendre l’intérêt général : une cause, s’il en est ! « L’avocat épouse toujours une cause à l’instant t _: celle de son client,_ explique Me Canu-Bernard. Comme on n’est jamais aussi convaincant que lorsqu’on est convaincu, on puise dans un dossier des arguments, d’abord pour se convaincre soi-même. Il fait pareil avec le gouvernement. » Le ministre n’a en fait pas vraiment quitté la robe : il a juste mis un costume cravate à épaulettes par-dessus. « Ça le rapetisse », se désole un ancien président de cour d’assises, rare magistrat avec qui l’ours entretenait une relation de respect mutuel, voire d’affection. « Il aurait pu marquer les choses. Et, au lieu de cela, il avale un nombre de couleuvres inimaginable. Il ne porte aucune conviction et ne fait même pas semblant. C’est terrible. Il est le Rantanplan du gouvernement et j’en suis tellement désolé pour lui. »
Il a été recruté, dit-on, sur les conseils de Brigitte Macron, tombée sous le charme de son jeu d’acteur. En 2019, le comédien joue sur scène son propre rôle et brame la tragédie de nos libertés perdues. « Il a quand même fait applaudir sa plaidoirie dans l’affaire Merah… s’émerveille un grand pénaliste. Il a rendu la justice populaire. On ne peut pas lui enlever ça. II est le seul acteur de justice à avoir eu une audience dans tous les foyers français, en véhiculant des idées audacieuses et essentielles comme les droits de la défense et les droits de l’homme. Les gens ont plaisir à l’écouter sans pour autant qu’il renonce à une exigence de complexité et à un discours rigoureux. » C’est précisément de cette aura qu’Emmanuel Macron veut s’emparer en vue de la prochaine joute présidentielle.
« Condamné à plaider » (2)pour un Président à qui il voue, dit-on, une admiration presque enfantine. Éric Dupond-Moretti, le sauveur. Le dernier recours. Faut-il que le Président soit à l’agonie ? Faut-il que cette agonie soit partagée ? Depuis quelque temps, la carrière de Me Dupond-Moretti s’essoufflait. Celle, haletante, qui comblait la peur de son propre vide. Est-ce cela qui, intimement, l’a conduit à vendre son indépendance ?
Au-delà de ses manœuvres, on reste pourtant indéfectiblement avide de sa vérité humaine. Violente. Gênante. Sale. Enragée. Magnifiquement crue. On ne lui pardonne pas de se lisser dans ce rôle si convenu parce qu’il se tue et, avec lui, l’idéal de liberté qu’il a semblé porter jusque-là. On aurait naïvement rêvé d’un Dupond-Moretti sauveur romanesque de la justice absolue, voyou cruel mais pas tout à fait perdu, qui aurait dépassé le vil ressentiment, la soif insatiable de reconnaissance, dévolu à l’éternel parvenu. « La chute, c’est quelque chose de fascinant », disait-il.
(1) Au-delà de l’irréparable. Une vie d’enfant de l’affaire d’Outreau, Jonathan Delay, éditions Louise Courteau.
(2) Sous-titre de son livre Bête noire. Condamné à plaider, éditions Michel Lafon, 2012.
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