En Afrique du Nord, l’art assigné à résidence

Du Maroc à l’Égypte, les artistes souffrent particulièrement de la crise sanitaire. Ils ne peuvent travailler chez eux et leur mobilité est entravée, alors que leur dépendance envers l’Europe s’accroît.

Anaïs Heluin  • 10 février 2021 abonnés
En Afrique du Nord, l’art assigné à résidence
L’Économat, à Redeyef, en Tunisie, un lieu culturel entièrement rénové qui attend de reprendre vie.
© Plateforme Siwa-Redeyef

Sur le grand plateau de la scène nationale La Filature à Mulhouse, le 29 janvier 2021, sept jeunes artistes égyptiens se déchaînent sur un son électro saturé. Avec des voix auto-tunées (1) pareilles à celles du rap d’aujourd’hui, ils rivalisent de décibels avec la musique qui fait vibrer les tympans des quelques professionnels et journalistes au rendez-vous.

Nous sommes à la fin du festival Les Vagamondes, que Benoît André et son équipe ont décidé de maintenir dans sa quasi–totalité malgré l’impossibilité de recevoir du public. « Il est important pour nous de garder un lien avec les spectateurs et de soutenir la création internationale, -notamment celle de la Méditerranée, qui était au cœur de cette 9e édition», explique le directeur du lieu.

C’est donc en ligne que plus de sept cents personnes ont pu découvrir les quatre danseurs et les trois musiciens venus de différentes régions d’Égypte, rassemblés par le chorégraphe français Olivier Dubois dans sa nouvelle création, Itmahrag. Nous sommes loin des foules auxquelles sont habitués les interprètes, qui pratiquent le mahraganat, musique née au Caire au lendemain de la révolution de 2011 et toujours nourrie par la colère d’alors. Olivier Dubois n’a d’ailleurs pas la prétention de s’inscrire dans cette culture très populaire parmi la jeunesse égyptienne : « Je suis étranger et ne prétendrai jamais faire ce que les Égyptiens font mieux que n’importe qui, parce qu’ils l’ont inventé et le pratiquent, le réinventent au quotidien. »

Au plateau, le rapport du chorégraphe au mouvement musical post-Moubarak n’est pourtant pas clair. En quoi le déplace-t-il ? Vers quoi ? Nous préférerons ne retenir du spectacle que l’énergie des interprètes, qui témoigne d’une urgence que peu d’artistes égyptiens, et plus largement d’Afrique du Nord, sont en ce moment en mesure d’exprimer par leurs moyens habituels. « Ici, seules les productions soutenues peuvent voir le jour. Les artistes indépendants, dont je fais partie, avaient déjà très peu de moyens pour travailler ; ils en ont encore moins actuellement. La seule solution peut venir de nos partenaires européens : il faut qu’ils comprennent que nous avons besoin de subventions pour créer, et non pas seulement pour survivre», témoigne Ahmed El Attar, metteur en scène et fondateur du festival indépendant le D-CAF, au Caire. Nous sommes en train de perdre tout le travail que nous menons depuis trente ans pour le développement d’une scène indépendante, capable de porter d’autres récits que ceux que nous assène l’État. C’est une catastrophe. »

Dans le contexte actuel, Itmahrag apparaît comme l’illustration parfaite de cette dépendance : malgré sa bonne volonté, Olivier Dubois ne parvient pas à éviter les pièges qui guettent tout artiste européen mettant en scène une culture et des corps qui ne lui sont pas familiers. En tentant d’éviter toute relation de domination, il crée autour de son geste un trouble, un malaise. Heureusement, d’autres voix égyptiennes se sont exprimées aux Vagamondes, dans Le Cri du Caire et Revolutionary Birds, ainsi que des voix d’ailleurs. Un soutien précieux pour les artistes concernés, dont la visibilité hors de leurs pays est déjà difficile à développer en des temps plus normaux.

C’est la raison pour laquelle Nathalie Huerta, directrice du Théâtre Jean-Vilar à Vitry-sur-Seine, a tout fait pour maintenir en janvier la représentation prévue de Borderlines, la dernière création de Taoufiq Izeddiou, chorégraphe marocain qu’elle accompagne de longue date. Comme à Mulhouse, seuls programmateurs et journalistes ont pu y avoir accès. À la tête de la première compagnie professionnelle de danse contemporaine au Maroc, également fondateur en 2005 du premier festival marocain consacré à sa discipline – le réputé On marche, dont la 15e édition aurait dû avoir lieu à Marrakech en mars dernier –, Taoufik Izeddiou vit ce soutien comme un petit réconfort dans une période particulièrement sombre.

« Les danseurs de ma formation Al Mokhtabar [« le Laboratoire »] sont presque tous partis travailler dans des centres d’appels après plusieurs mois d’attente durant lesquels nous ne savions pas comment agir, comment poursuivre le travail. Pour s’en sortir, si l’on veut, comme moi, développer des choses au Maroc, il faut être dans l’entre-deux, créer entre Europe et Maroc », dit l’artiste.

Comme Ahmed El Attar en Égypte, Taoufiq Izeddiou déplore l’absence d’une véritable politique culturelle au Maroc. Pour preuve, les aides spéciales promises par le gouvernement dès l’apparition du Covid se sont avérées n’avoir rien d’exceptionnel : « Il s’agissait d’une aide à la création classique», constate-t-il. La crise d’aujourd’hui agit pour les artistes d’Afrique du Nord de la même manière qu’elle le fait en France ou ailleurs : comme le révélateur, le miroir grossissant d’une situation ancienne.

L’Algérie ne fait pas exception, au contraire. Entièrement fermée à l’extérieur depuis les débuts de l’épidémie, elle est pour ses artistes plus hostile que jamais. Selon le metteur en scène Kheireddine Lardjam, dont la compagnie El Ajouad, installée en France, œuvre entre les deux pays, «le pouvoir utilise la situation sanitaire pour museler les artistes plus encore qu’auparavant. Seules les productions d’État, comme les feuilletons du ramadan, peuvent voir le jour. Les répressions contre ceux qui tentent de créer hors de ces cadres sont violentes, comme elles l’étaient déjà pendant le mouvement de contestation du Hirak en 2019». L’artiste n’en continue pas moins de travailler avec des confrères algériens. En attendant la réouverture des frontières, c’est par visioconférence qu’il entame avec eux les recherches pour son prochain spectacle, une adaptation du Nulle autre voix de Maïssa Bey, qui dénonce les violences faites aux femmes.

Que ce soit dans un entre-deux, comme Kheireddine Lardjam, ou uniquement sur leur terre natale, les artistes interrogés pour cet article font leur possible pour continuer de s’exprimer et permettre à d’autres de le faire. Seul le chorégraphe tunisien Selim Ben Safia témoigne d’un mouvement collectif : « Dans le cadre des manifestations qui agitent en ce moment la Tunisie, un groupe de jeunes artistes dont je fais partie a créé un “ministère des artistes en colère’’ qui fait de l’espace public un lieu de contestation et de réflexion pour proposer des solutions concrètes.» Il s’est aussi associé avec d’autres chorégraphes pour mettre en place le Festival des premières chorégraphiques, où doivent être présentées du 17 au 20 février des pièces dont la naissance a été maintes fois ajournée.

À Redeyef, dans le sud-ouest tunisien, théâtre d’un grand mouvement social trois ans avant la révolution de 2011, la plateforme Siwa, portée par Yagoutha Belgacem, a quant à elle pu terminer les travaux de L’Économat. Transformé en centre culturel largement animé par la jeunesse locale, cet ancien magasin général destiné aux salariés de la Compagnie des phosphates et des chemins de fer de Gafsa attend maintenant de pouvoir reprendre vie. « Nos soutiens européens répondent toujours présent. Nous n’avons aucune aide du gouvernement tunisien, et rien n’annonce un changement. Depuis mars dernier, la Tunisie a connu pas moins de trois ministres de la Culture. Et au moment de l’anniversaire de la révolution, le gouvernement a imposé un confinement de quatre jours… Comment espérer quoi que ce soit de ce côté ? Les gens vont mal en Tunisie, je suis très inquiète. La situation peut exploser à tout moment. » Au cœur de la très active société civile tunisienne, les artistes auront sans nul doute un rôle à jouer.

(1) L’auto-tuning est une technique de correction de la tonalité des sons, en particulier des voix.

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