Inceste : Et que le loup quitte le bois

Les livres jeunesse ont deux sortes d’armes pour s’attaquer à l’inceste : raconter une histoire et édicter des règles.

Marion Dumand  • 10 février 2021 abonné·es
Inceste : Et que le loup quitte le bois
© Mô-Namour/claude ponti/l’école des loisirs

C haque soir, je mourais de terreur. Et puis j’ai trouvé un domaine où personne ne pouvait rien me faire : le dessin, la peinture (1). » S’il fallait nommer le plus libre, farfelu, drôle, prolixe, bref le plus marquant des auteurs jeunesse, beaucoup choisiraient Claude Ponti. Et tomberaient (ou sont tombés) de leur chaise en le découvrant victime d’inceste. Oui, l’inventeur des poussins, de Blaise, Tromboline, Foulbazar, et de tant d’autres, a été violé dès ses 6 ans par son grand-père, « idole de la maison » le jour et monstre incestueux la nuit. « Cela permet de comprendre que les choses ne sont jamais ce qu’elles ont l’air d’être (2). » Alors, comment dévoiler cette saloperie, qui n’a jamais l’air d’être ce qu’elle est, un tabou crime de masse foutant en l’air plus de 6 millions de mômes ? La littérature jeunesse est-elle un outil de combat ?

« Il est important de sensibiliser les enfants, rappelle Caroline Chaplain, bénévole à Face à l’inceste, mais tout ne doit pas reposer sur eux : l’enfant n’est pas là pour se protéger lui-même, c’est aux adultes de le protéger. » D’ailleurs, l’association exige une formation obligatoire pour tou·tes les professionnel·les dans le champ de l’enfance. « On a toujours tendance à se dire que le livre va résoudre ce que nous, les parents, la société, sommes incapables de résoudre, renchérit Sophie Van der Linden, première monographe de Claude Ponti, critique et auteure de livre jeunesse. Dans le cas de l’inceste, le problème de la littérature -jeunesse est : comment aborder le sujet sans le noyer dans les intentions. Par exemple, le livre référence de Dolto, Respecte mon corps, est très psy et maladroit. Je ne sais pas à qui ça parle. Enfin, si : aux adultes, et c’est peut-être le plus important. »

Il faut dire qu’adultes et enfants lisent différemment : les premiers interprètent, les seconds imaginent. « Les adultes sont gênés d’aborder le sujet de l’inceste, car nous avons déjà intégré le tabou, ajoute Caroline Chaplain. L’enfant, lui, est plus souple. Il ne faut pas avoir peur de lui en parler. » Marie Moquet, psychologue spécialiste de l’inceste à la Maison des femmes de Saint-Denis (93), partage cet avis : « De la même manière qu’on nous apprend ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas, il faut parler de l’inceste. Ce devrait être un apprentissage essentiel et fondamental, comme le sont beaucoup d’autres. Il me semble que le livre propose une médiation adaptée : évidemment, il faut les bons mots et la bonne histoire. Et puis on peut imaginer que l’adulte qui va lire ce livre avec l’enfant va réagir correctement. »

© Politis

Le livre jeunesse, arme validée donc, pour les grands et les petits. Mais lequel ? Deux camps luttent contre l’inceste (et plus généralement les violences envers les enfants) : la littérature et le manuel. Les livres qui disent une histoire et ceux qui disent des règles. Vu le peu de combattants dans les rangs, tous – en tout cas ceux que nous avons eus entre les mains –ont le mérite d’exister. Sans démarche artistique, avec des messages clairs, les manuels font le pari de l’efficacité : apprendre à dire non, parler à un adulte de confiance et surtout ne pas se sentir coupable. Mais ils peuvent induire en erreur. Oui, on peut jouer à touche-pipi avec des copains et des copines, et non, le faire avec ses cousin·es ne relève pas de l’inceste. Surtout, il y a parfois des écarts forts avec la réalité complexe des situations et des ressentis. « Ce vilain secret-là, tu peux le partager avec les adultes avec qui tu te sens bien ! lit-on dans Et si on se parlait, d’Andréa Bescond et Mathieu Tucker (tome 1, destiné aux 3-6 ans). Ce sont des super-héros qui sauvent les enfants, dis-leur, ils te croiront et te protégeront. Tu seras soulagé et heureux à nouveau. » Si seulement…

L’incompréhension, le silence, c’est du côté des histoires qu’on les trouve. Parce que dire, certes. Mais « lui dire quoi ? s’interroge la princesse sans bouche, du conte homonyme de Florence Dutruc-Rosset. Les mots, elle ne les connaissait pas. Et, au fond d’elle-même, elle savait bien que sa maman ne voudrait pas entendre parler de ces choses-là ». Alors dire, mais à qui ? s’interroge Mia dans le très réussi et bondissant roman La Porte de la salle de bain, de Sandrine Beau, avant de trouver la bonne interlocutrice en son aimante grand-mère.

Luna, elle, est seule. Une mère dépressive, une demi-sœur également victime. Avec ses amies, elle s’évade ; avec son institutrice, elle est incapable de traverser les pointillés. Jusqu’au lecteur tenu à l’écart. La bande dessinée Luna la nuit, d’Ingrid Chabbert et -Clémentine Pochon, accumule les indices terribles, cite Victor Hugo (« Puis la nuit fait un pas encore. / Tout à l’heure, tout écoutait ; / Maintenant nul bruit n’ose éclore ; / Tout s’enfuit, se cache et se tait. / Tout ce qui vit, existe ou pense, / Regarde avec anxiété / S’avancer ce sombre silence / Dans cette sombre immensité… »). Jusqu’à ce quela porte de la chambre s’entrouvre et que s’annonce le père : « Ma minette… ma minette, c’est ton petit papa adoré… Allez fais une petite place pour ton papa chéri, ma minette. »

L’inceste est ironie terrible. Contagieuse : « Je m’incompréhensiblais moi-même », dit Claude Ponti. L’inceste est Torlémo Damourédemorht (« tords les mots d’amour et de mort »), l’affreux tortionnaire de Mô-Namour (illustration ci-dessus). Parfois insoutenable, ce livre est le premier tome d’une trilogie magistrale, dessinant la réparation d’Isée, qui va devenir maîtresse de sa vie et se livrer à une exploration inouïe des possibles. Isée représente la jouissance de la révolte qui fait face, des mots qui reprennent sens : « Je te tue dans ma vie, je te tue dans mes souvenirs, je te tue dans ton avenir, je te chasse d’eau, je te poubelle, je te hais, je te couche-culotte pleine ! Meurs, menteur ! Pourri ! Tortémo toi-même ! Tas d’os ! Et tiens ! Puisque tu aimes le foute ! » À une lettre près.

Ce livre qui ne parle pas directement d’inceste est un de ceux qui le disent le mieux. Comme Panthère, de Brecht Evens (3). Comme Petit Doux n’a pas peur, cet ours en peluche en proie à son soi-disant ami Gros Loup. Au pastel gras et crayon de papier, les dessins de Marie Wabbes sont simples, beaux et saisissants. Voir le corps de Petit Doux disparaître sous celui de Gros Loup est une expérience de lecture bouleversante. Enrageante. Qui exige révolution.

« L’inceste est un problème familial, systémique et social, et le plus traumatogène, explique Marie Moquet. Pourtant, on ne nous a pas appris à le penser. » Pensons-le, lui et ses corollaires. Dans L’Instant de la fracture, texte magnifique et explicite, Antoine Dole écrit : « Ce monde a abusé de moi. » Alors débarrassons-nous-en. Réécrivons le conte de Peau d’âne comme l’a fait Baudoin. Avec l’aide de beaux livres jeunesse, découverts au fil de leur actualité et hors des sentiers de l’inceste, refusons le patriarcat avec La Ligue des super féministes, déboulonnons l’adulte et son autorité grâce au Repaire et à La Tribu qui pue, explorons-nous dans le Dictionnaire fou du corps. Et, Cap ! , promenons-nous dans les bois. Parce que ce loup, on ne l’y laissera pas.

Pour aller plus loin > Des lectures pour libérer la parole


(1) « Ponti, la rage à dessein », entretien avec Claude Ponti sur www.binge.audio, programme B#396, septembre 2020.

(2) France Inter, 29 mai 2019.

(3) Lire l’article paru dans le n° 1336 de Politis, 15 janvier 2015.

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