Inceste : Un crime de masse toujours renouvelé

Un Français sur dix est ou a été victime d’inceste dans son enfance. Sujet tabou s’il en est. Cette situation révèle les carences de la justice française, le désengagement historique du pouvoir exécutif ainsi que le poids de la domination masculine et de la structure familiale dans notre société.

Jean-Claude Renard  • 10 février 2021 abonnés
Inceste : Un crime de masse toujours renouvelé
À lire dès l’adolescence, la bande dessinée Luna la nuit montre avec finesse le quotidien d’une fillette victime d’inceste.
© LUNA la nuit/les enfants rouges/ illustration : Clémentine Pochon/ textes : Ingrid Chabbert

On ne peut pas dire qu’on ne savait pas. Ou bien qu’on ne sait pas. Il n’empêche, la toute récente affaire Olivier Duhamel, révélée par le récit de Camille Kouchner, La Familia grande (Seuil), a enfin placé l’inceste au cœur du débat public. Accusé de viol sur le frère jumeau de l’auteure, le constitutionnaliste, politologue et beau-père des enfants est tombé de son piédestal, même si les faits sont prescrits. D’autres personnalités avec lui, parfaitement au courant et qui n’ont rien dit. La déflagration est politique et médiatique.

Rappelons en préambule le code pénal français : est qualifié d’inceste un viol (1) lorsqu’il est commis par un ascendant (les parents, les grands-parents), les personnes dites collatérales (oncles et tantes, frères et sœurs, neveu ou nièce, conjoint, concubin, personne liée par un Pacs), ou encore si la personne a une autorité de droit ou de fait sur la victime (on observera que les cousins et cousines ne sont pas prises en compte, tout bonnement parce que le mariage entre cousin et cousine est autorisé !).

En décembre 2020, l’association Face à l’inceste publie une enquête (2). Les chiffres sont édifiants : 6,7 millions de personnes sont ou ont été victimes d’inceste. Un Français sur dix (78 % de femmes et 22 % d’hommes). Il faut savoir que, lorsqu’on entre dans une classe de CM1 ou CM2, face à soi, deux ou trois enfants sont victimes d’inceste, commis par un homme dans 96 % à 98 % des cas. Si l’on tient compte de l’amnésie dissociative, on est sans doute en dessous de la réalité, sans que ce crime de masse fasse guère d’écho.

Avec la charge médiatique de La Familia grande, la France (re)découvre l’ampleur du fléau. Ce n’est pourtant pas nouveau. En 1986, alors âgée de 45 ans, Eva Thomas est la première personne à témoigner à visage découvert d’un inceste à la télévision, dans l’émission « Les Dossiers de l’écran », au moment de la sortie de son livre, Le Viol du silence. Elle aura mis trente ans à retrouver la mémoire. Avec l’envie de « sortir de la honte ». Si, un an auparavant, elle a créé l’association SOS inceste, « sans l’écriture, observe-t-elle, jamais je n’aurais pu faire ça ». Quand elle révèle les faits, il y a déjà prescription. Au moins, se rappelle-t-elle, elle se sent « soulagée ». D’autres révélations suivront. Trois ans plus tard, en 1989, Claudine J. témoigne dans une émission de TF1, « Médiations », accusant son père de l’avoir violée durant des années, dès l’âge de 9 ans. Claudine a été condamnée pour diffamation par le tribunal correctionnel de Saint-Brieuc. Trente francs de dommages et intérêts à son père, et 5 000 francs au titre des dépens. Si le crime ne manque pas de médiatisation et d’écœurement, tout se passe comme si l’on découvrait ce crime à chaque nouveau scandale. Puis rien. On oublie, passe outre. Banalise. Tout en observant que le phénomène n’épargne aucun milieu. À cela près que les services sociaux suivent davantage les milieux défavorisés et non pas l’élite (c’est le cas dans l’affaire Duhamel).

© Politis

En 1999, Christine Angot défraie la chronique littéraire avec une autofiction, L’Inceste, relatant les viols successifs qu’elle a subis de son père. Nouvelle déflagration dans l’espace public. Deux ans plus tard, en 2001, la loi Aubry instaurait trois heures d’information sexuelle par an dans les écoles, les collèges et les lycées. Quoique ridicule en termes de volume horaire, ce dispositif de prévention n’a jamais été appliqué. « On ne parle pas directement de sexualité, mais de droits de l’enfant, relève une directrice d’école primaire, sous couvert d’anonymat. Les enseignants ne sont pas formés. On parle plutôt d’égalité fille/garçon. Quand on évoque l’amour, c’est sale ! Et il est difficile de repérer les enfants -victimes d’inceste, parce que, pour ceux qui se distinguent par un comportement anormal, les raisons peuvent être différentes, de l’enfant battu à l’inceste. » Des signes existent cependant. « Un manque d’attention, des gestes sexualisés qui ne sont pas de leur âge, les dessins qu’ils réalisent. Dans ces cas, il nous reste le recours à une information préoccupante ou un signalement adressés à la justice. »

Dans ce dispositif au sein de l’Éducation nationale, rien n’est dit sur l’inceste, cette histoire de secret de famille qui n’en est pas un, qui ne dit pas ses mots, mais vit précisément de non-dits. Loin d’un fait divers récurrent ou isolé, il s’agit bien de faute collective. L’inceste n’est pas une histoire d’amour. C’est d’abord une histoire de domination, de manipulation, où la victime n’est rien d’autre qu’une personne réduite au désir de l’adulte. Écrasée, souvent plongée dans un déni protecteur, parce que la parole de l’enfant est remise en cause, voire niée. C’est affaire de trio. Il y a la victime qui doit prouver, la justice et la famille, oscillant entre la neutralité et la complicité.

Toutes les études démontrent un problème de santé publique majeur. Mais, en France, rien n’est fait pour mettre en place un dépistage systématique, des dispositifs adéquats pour déceler les abus sexuels. Il a fallu attendre 2017 pour voir s’instaurer le premier plan de lutte et de mobilisation contre les violences faites aux enfants. Encore une fois, pas grand-chose, peu d’effets sur le terrain. Et rien ne fait scandale, sinon quelques publications éparses. En 2018, la loi Schiappa fait basculer le délai de prescription de vingt à trente ans pour le viol sur mineur, à compter de la majorité des victimes. Une avancée de droit, certes. Mais balle peau pour les associations qui réclamaient la fin de la notion de consentement aux actes sexuels avec une personne majeure. Quelle drôle d’idée ! « Comment un enfant peut-il être consentant ? ! », s’exclame Isabelle Aubry, fondatrice et présidente de l’association Face à l’inceste, elle-même violée par son père, auteure de La première fois, j’avais six ans (3).

En septembre 2020, quelque trois mois avant les résultats de l’enquête de l’association, Charlotte Pudlowski a signé un documentaire sonore époustouflant autour de l’inceste, Ou peut-être une nuit (référence directe à la chanson de Barbara « L’Aigle noir ») sur la plateforme de podcasts narratifs louiemedia.com. Documentaire en six volets, instructif et exhaustif, suivi d’une table ronde. Où l’on apprend que, depuis l’affaire d’Outreau en 2004, véritable fiasco judiciaire, les peines pour agressions sur mineurs ont baissé de 23 %, qu’un rapport de l’ONU, datant de 2003, révélait déjà qu’il existe un déni sur ces agressions sexuelles dans le système judiciaire français. Charlotte Pudlowski appuie sa démarche : « Je crois que si l’on acceptait d’admettre l’ampleur du problème et ce qu’il est vraiment, il faudrait tout faire exploser ou vivre dans la culpabilité de ne pas l’avoir fait, de n’avoir pas essayé. Il faudrait reconnaître qu’on a laissé tant de douleurs pourrir autour de soi. Peut-être que c’est trop difficile de se dire que le cocon familial n’est pas toujours le lieu d’amour absolu et de protection que l’on se représente collectivement, que ce cocon est parfois tissé de haine. »

On en connaît aussi les conséquences : une victime d’inceste a 12 fois plus de risques de se suicider, 8 fois plus de risques d’être alcoolique et 5 fois plus d’être toxicomane ; une personne sur deux témoigne de souffrances psychiques. On ne compte pas le nombre de dépressions répétitives, de décès prématurés, de troubles du sommeil, de maladies cardiovasculaires. On a beau disposer de chiffres, de rapports, saisir les impacts sur la santé des victimes, l’inceste reste un tabou.

« Le tabou, c’est ce qu’il est interdit de faire et de dire, reprend Isabelle Aubry. Pour que cela sorte, on est obligé de créer l’actualité, sans trop faire peur aux médias, qui trouvent, le plus souvent, le sujet trop lourd. Mais est-il normal que ce soit à nous de produire un chiffre ? Si on ne cherche pas à mesurer l’ampleur d’un problème, c’est qu’on ne veut pas le voir. Tout l’enjeu est de montrer que ce phénomène existe et qu’il faut que l’exécutif s’en empare. Il existe un plan contre le cancer, les violences routières, celles faites aux femmes. Il y a un pilote. Sur l’inceste, il n’y a aucun pilote. Il n’y a même pas d’avion ! Sur les enquêtes autour des violences faites aux enfants, la question de l’inceste est toujours noyée dans la masse, ignorée. Qui se souvient qu’aux premiers jours de MeToo les victimes d’inceste criaient dans le désert ? Personne ne l’a identifié. On a parlé de pédocriminalité dans le cinéma, dans le sport, dans différentes sphères, mais pas d’inceste. »

En cette fin d’année 2020, les décisions et les propositions semblent s’emballer. Emmanuel Macron nomme Élisabeth Guigou à la tête d’une commission autour des violences faites aux enfants et de l’inceste. Laquelle, proche de la famille Duhamel, démissionne peu après la parution du livre de Camille Kouchner. Elle est remplacée par un duo, Nathalie Mathieu, directrice d’une structure d’accueil (l’association Docteurs Bru), et Édouard Durand, juge des enfants. « Ce sont des gens de terrain. On peut espérer des préconisations concrètes », pointe Isabelle Aubry. L’asso Face à l’inceste a déjà proposé trente mesures. Deux seulement ont été retenues. La première est celle de la prise en charge des soins aux victimes. Votée en 1998 et jamais appliquée ! La seconde est celle du dépistage dans les écoles, avec un personnel formé. Mais comment ? Un enfant ne va pas révéler qu’il est violé devant toute sa classe !

Les choses pourraient-elles changer ? À la suite de la parution de La Familia Grande, dans le sillage de MeToo, est apparu le #MeTooInceste. En quelques jours, ce sont 130 000 témoignages qui s’additionnent, autant de paroles qui se libèrent. Un projet de loi a été déposé par le Sénat, suivront des allers et retours avec l’Assemblée. En jeu principalement, la prescription et le consentement. Cela suffira-t-il à sortir de cette horreur ?

(1) À la suite d’un long combat mené par l’association Face à l’inceste – parce que, si l’on ne nomme pas l’interdit dans la loi, cela signifie que c’est autorisé –, le terme est inscrit en 2010 dans le code pénal, supprimé en 2011 et rétabli en 2016.

(2) Voir www.facealinceste.fr

(3) La première fois, j’avais six ans (2008), Isabelle Aubry, mis à jour et réédité ce 11 février 2021, XO document.

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