Joe Biden, à gauche mais pas trop

Dans la nomination de ses ministres et ses premières décisions, le nouveau président cherche un difficile équilibre entre les factions progressistes et centristes de son parti.

Alexis Buisson  • 17 février 2021 abonnés
Joe Biden, à gauche mais pas trop
© SAUL LOEB /AFP

G érer un Parti démocrate divisé : un des premiers tests de Joe Biden », titrait le New York Times deux jours après l’annonce de la victoire du démocrate en novembre 2020. Maintenant que celui-ci est en poste, a-t-il passé l’épreuve du feu ? Tiraillé entre l’aile modérée de son parti et la branche progressiste, emmenée par le sénateur du -Vermont Bernie Sanders et la députée de New York Alexandria Ocasio-Cortez (« AOC »), il essaie en tout cas de ménager la chèvre et le chou.

Il suffit de regarder les nominations au sein de l’équipe gouvernementale pour comprendre le difficile numéro d’équilibriste auquel doit se livrer le nouveau locataire de la Maison Blanche. Toujours en cours de validation par le Sénat, une obligation constitutionnelle aux États-Unis, ses choix de ministres et de responsables d’agences publiques sont un savant dosage de personnalités centristes, comme la ministre des Finances, Janet Yellen, et de « chouchous » de l’aile progressiste du parti. Parmi ces derniers, on trouve le discret Gary Gensler, un proche de la sénatrice du Massachusetts Elizabeth Warren, figure de la gauche de la gauche. Cet ancien financier, connu pour son travail sur la régulation bancaire après la crise des subprimes de 2008, doit prendre la direction de la SEC (US Securities and Exchange Commission), le gendarme des marchés financiers.

Les gages donnés par Joe Biden sont encore plus visibles dans le domaine environnemental, où il est attendu au tournant après quatre années de déni climatique par son prédécesseur. Au ministère de l’Intérieur, chargé aux États-Unis de la gestion des ressources naturelles et des terres publiques, il a nommé Deb Haaland, dont la nomination est toujours en cours de validation par les sénateurs. La députée du Nouveau Mexique serait la première femme amérindienne à faire son entrée au gouvernement. Sa nomination historique a été largement appuyée par le groupe de jeunes écologistes Sunrise, très proche d’AOC, qui avait également soutenu sa candidature en 2018 et en 2020. C’est ce groupe adepte d’actions fortes – il a notamment occupé le bureau de la présidente démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, pour réclamer des mesures ambitieuses face à l’urgence climatique – qui a imposé à la gauche de prendre position sur le Green New Deal, un paquet d’engagements forts inspiré du New Deal de Franklin Delano Roosevelt, pour mener à bien la transition écologique des États-Unis et lutter contre les disparités raciales et économiques.

La gauche de la gauche, qui a porté le thème du « racisme environnemental » (le fait que le changement climatique affecte de manière disproportionnée les personnes non blanches), s’est également félicitée de la nomination de Michael Regan à la tête de l’Agence fédérale de protection de l’environnement (EPA). Si sa nomination est validée par le Sénat, il deviendra le premier Afro–Américain à diriger cette agence, chargée notamment de faire respecter les réglementations vertes, fragilisée et affaiblie sous Donald Trump.

Il n’y a pas qu’avec ses nominations que Joe Biden tente d’amadouer son aile gauche : dans ses décisions aussi. Depuis son entrée en fonction, il multiplie les décrets pour tenir ses promesses de campagne sans avoir à passer par le Congrès. Quelques heures après son investiture, il signait un décret révoquant un permis nécessaire à l’expansion du gigantesque réseau de pipelines Keystone XL. Ce projet, conçu pour acheminer les hydrocarbures de sables bitumineux canadiens jusqu’aux États-Unis, aurait traversé une partie du centre du pays, provoquant une levée de boucliers des groupes écologistes et des tribus amérindiennes, dont les terres sacrées se trouvaient sur son chemin. Qu’importe si la décision de Joe Biden va mettre jusqu’à 11 000 personnes au chômage et causé la colère de syndicalistes qui l’ont soutenu : l’annulation de ce projet controversé était demandée depuis des années. Galvanisés, Sunrise, AOC et d’autres figures progressistes ont demandé au Président de supprimer, dans la foulée, d’autres projets de pipelines ailleurs dans le pays.

Ces gestes d’ouverture de la part d’un démocrate considéré comme modéré ne sortent pas de nulle part. Contrairement à -Hillary Clinton en 2016, Joe Biden s’est largement appuyé sur les progressistes pour monter son programme, quitte à se faire appeler « socialiste » par Donald Trump, une insulte outre-Atlantique. Après sa victoire aux primaires démocrates, il s’est rapproché des positions de son ex-rival Bernie Sanders, qui n’a jamais caché son intention d’influencer Joe Biden pour en faire « le président le plus progressiste depuis Franklin Delano -Roosevelt ».

Parmi les « concessions » de Biden : les promesses de décarboner l’économie états-unienne d’ici à 2050, de financer le développement de la maternelle pour tous, d’augmenter le salaire minimum fédéral et de supprimer les cautions exigées des individus en attente de comparution au tribunal, car elles pénalisent les plus pauvres. «Nous voulions déplacer la campagne de Joe Biden dans le sens le plus progressiste possible, et je pense que nous l’avons fait», se félicitait Bernie -Sanders en juillet au micro de la radio publique américaine NPR. « Traditionnellement, les vainqueurs des primaires démocrates font campagne au centre pour toucher l’électorat le plus large possible lors de l’élection générale. Joe Biden a fait l’inverse. Il s’est gauchisé », ajoute Barry Rabe, professeur de politique environnementale à l’université du Michigan.

Après l’annonce de la victoire de Joe Biden face à Donald Trump, les progressistes n’ont pas relâché la pression. Plusieurs groupes issus de cette mouvance (Justice Democrats, Sunrise…) ont immédiatement publié des listes de personnalités qu’ils souhaitaient voir nommer aux postes clés de l’exécutif. Le Progressive Change Institute, un organisme proche de la sénatrice Elizabeth Warren, est allé jusqu’à recommander pas moins de quatre cents personnes (avec leur biographie) ! Ils sont également montés au créneau pour protester contre des nominations qui ne leur plaisaient pas. Ce fut le cas à la mi-novembre, quand des rumeurs annonçaient le retour d’Ernest Moniz à la tête du ministère de l’Énergie, poste que cet ex-consultant auprès de grandes entreprises pétrolières occupait déjà sous Obama. « Le centre de gravité du parti démocrate s’est déplacé vers la gauche sous Donald Trump. Joe Biden sait qu’il ne peut pas gouverner comme Obama le faisait en 2008 », explique Max Paul Friedman, professeur d’histoire à l’American University à Washington.

Au Congrès, où les grandes réformes de Joe Biden doivent être adoptées pour devenir réalité, les démocrates doivent s’attendre à des tiraillements. Le camp progressiste s’est installé à la Chambre des représentants 2021 avec de nouveaux visages. Toutes réélues, les quatre députées du groupe qui s’est dénommé « Squad », femmes non blanches de moins de 50 ans (Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar, du Minnesota, Ayanna Pressley, du Massachusetts, et Rashida Tlaib, du Michigan), ont notamment été rejointes par l’ancien proviseur Jamaal Bowman, l’un des « bébés AOC » à New York, et Cori Bush, militante de Black Lives Matter, pasteure et infirmière devenue en novembre la première Afro–Américaine à représenter l’État du Missouri à la Chambre des représentants. Mais cette aile gauche revigorée cohabite avec des centristes, dont Joe Biden a aussi besoin pour faire passer ses promesses les plus ambitieuses, comme la transition environnementale, l’augmentation du salaire minimum ou la réforme du système de santé. L’enjeu est particulièrement important au Sénat, où les démocrates doivent obtenir soixante voix sur cent sur la plupart des textes de loi pour les faire passer. Ils disposent actuellement… de cinquante sièges seulement.

Des dissensions annonciatrices de -possibles difficultés sont déjà apparues. Considéré comme l’un des sénateurs les plus influents aujourd’hui, Joe Manchin, élu centriste de Virginie-Occidentale, s’est récemment opposé à l’augmentation du salaire minimum fédéral à 15 dollars de l’heure (contre 7,25 dollars actuellement) et a demandé à Joe Biden de revenir sur sa décision d’interrompre le pipeline Keystone XL. « Joe Biden ne peut pas s’attendre à ce que tous les démocrates se rangent constamment derrière lui, résume Barry Rabe. Il va devoir jouer les funambules. Sa coalition électorale est composée d’éléments progressistes, mais aussi de patrons, d’élus et de syndicats qui voient d’un mauvais œil l’interruption de projets d’infrastructures comme Keystone. Il va devoir ménager ces différents groupes aux intérêts divergents, tout en créant des coalitions sur des sujets importants comme la relance de l’économie, la lutte contre le Covid-19, le climat… Ce sera très difficile. »

Monde
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