La France aux rythmes de la « sono mondiale »

Dans les années 1980, débarquent des musiques qui ne sont ni françaises ni anglo-saxonnes, parmi lesquelles les sons africains se feront une place importante bien au-delà des communautés immigrées.

Ghislaine Arielle Nzouwe Nganso  • 17 février 2021
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La France aux rythmes de la « sono mondiale »
Mory Kanté lors du «u2009Yéké Yéké Anniversary Touru2009», en 2008.
© Attila KISBENEDEK / AFP

Sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, les musiques urbaines africaines se développent dans l’intimité des communautés immigrées, entretenant des connexions fragiles avec les scènes musicales locales. Pourtant, dans la communauté africaine de France, il existe une vie associative qui célèbre les mariages, les baptêmes, les circoncisions, et qui ne recule devant aucun effort pour faire venir du pays natal un chanteur dont la renommée est déjà établie. À défaut de subventions de l’État, c’est parfois la force économique de ces associations qui provoque des circulations musicales Nord-Sud. C’est ainsi l’Association des travailleurs maliens qui fait venir pour la première fois Mory Kanté en France pour un concert en 1974. Au début des années 1980, l’Association des chauffeurs de taxi sénégalais y organise le premier concert de Youssou N’Dour. Toujours suivant ces schémas d’économie parallèle, le Zaïrois Franco joue au Bataclan à guichets fermés en 1978, sans licence d’entrepreneur de spectacles.

Par curiosité et envie de découvrir d’autres musiques que celles auxquelles ils ont été habitués, une bulle de « branchés » se forme autour de ces artistes. Pour emprunter quelques adjectifs utilisés par le journaliste Benoît Sabatier, ce sont de jeunes cyniques, sarcastiques, élitistes, mondains, flamboyants, avant-gardistes, qui « tournent autour de l’artistique, rock, new wave ». Ils partagent une passion et ont un combat commun : faciliter la percée intranationale et internationale des musiques urbaines africaines.

Dans une France où les conditions économiques deviennent de plus en plus difficiles, ces artistes arrivent à trouver au New Morning, à la Chapelle des Lombards, au Palace, au Rex Club et dans diverses autres boîtes de nuit des « metteurs en fête » passionnés de rythmes calientes et prêts à tout pour satisfaire un public cosmopolite. L’élection d’édiles de gauche dans plusieurs villes facilite l’intégration de ces sonorités africaines dans le paysage musical hexagonal et accroît la visibilité de nombreux festivals ouverts désormais aux musiques du monde. Christian Mousset profite ainsi du vent politico-économique favorable pour faire découvrir au public d’Angoulême le mbalax, la rumba congolaise, le makossa, l’afrobeat.

Patrice Van Eersel, du magazine Actuel, invente l’expression « sono mondiale » pour faire référence à ces musiques qui ne sont ni de France ni du monde anglo-saxon, et Jean-François Bizot en fait sa croisade. Quand bien même les lecteurs se plaignent de la « blackmania » d’Actuel, et en dépit du fait que les numéros aux couvertures africaines se vendent mal, en véritable guerrier, Jean-François Bizot ne réfrène pas son ardeur. Il se lance dans la production des chanteurs new wave tels que Mathématiques modernes ou Suicide Roméo, avant de prendre sous licence les premiers disques afro (Touré Kunda, Youssour N’Dour, Mory Kanté). C’est un véritable rôle de mécène que Jean-François Bizot endosse lorsque, à Radio Nova, il donne une plateforme à ces minorités sonores.

Un marché de distribution parallèle s’installe dans des quartiers comme Barbès ou Château-Rouge et dans des villes de banlieue comme Montreuil. Le studio d’enregistrement de Jacky Reggan, le studio Caroline, devient alors le lieu le plus couru pour sa maîtrise du son africain. Le complexe d’infériorité qui a muselé les bouches africaines s’effrite progressivement dans les années 1980, alors que se construit une nouvelle culture black-blanc-beur. La chanson « E’mma » des frères Touré Kunda cristallise cette décennie où Paris vibre aux ondulations de la « sono mondiale ». Apparaissent dans le top 50 des artistes comme Johnny Clegg, Européen immigré en Afrique du Sud dont la notoriété se bâtit autour des chansons contre l’apartheid, tandis que le fameux « Yéké Yéké » de Mory Kanté devient n° 1 du classement. L’effervescence autour de ces musiques au milieu des années 1980 contribue à faire de Paris la plaque tournante du showbiz africain.

Ghislaine Arielle Nzouwe Nganso Doctorante à l’université de Limoges-EHIC.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

Temps de lecture : 3 minutes
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