Le dépistage du Covid en voie d’ubérisation ?

Nombre d’étudiants du médical et du paramédical réalisent à la chaîne des tests de dépistage : une main-d’œuvre à bas coût qui permet aux établissements de santé de dégager des marges.

Chloé Richard  et  Benoît Collet  • 24 février 2021 abonnés
Le dépistage du Covid en voie d’ubérisation ?
© Magali Cohen / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Sous les barnums devant les pharmacies, dans les laboratoires d’analyses ou dans les gymnases dévolus aux campagnes de dépistage massif, les étudiants du médical et du paramédical sont devenus, depuis quelques mois, les chevilles ouvrières de la politique du « tester-tracer-isoler », qui a fait naître un nouveau marché du travail, celui des jobs de « préleveur Covid-19 ». À Lyon, le mécontentement monte contre la réquisition par les hospices civils de la ville des externes de quatrième année pour la réalisation de tests à grande échelle au Palais des sports.

« On a demandé aux étudiants en médecine lyonnais de consacrer une de leurs six semaines de stage à réaliser des tests PCR, payés 2,60 euros brut de l’heure. Actuellement, les externes sont payés 250 euros brut par mois, et l’accumulation d’heures à réaliser des tests PCR n’a pas entraîné de hausse de rémunération. C’est quasiment de la main-d’œuvre gratuite ! » pointe Morgane Gode-Henric, étudiante en médecine et présidente de l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf). « Cette fois, nous disons non. Volontaires, oui. Forcés et sous-payés, non », écrivaient les représentants étudiants lyonnais dans un communiqué publié début janvier.

Même chose chez les élèves infirmiers : sur deux mois de stage, « on a demandé à certains d’effectuer des tests PCR pendant une à deux semaines », déplore Thomas Hostettler, étudiant infirmier et secrétaire général de la Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers (Fnesi). « En troisième et quatrième années de pharmacie, les étudiants ont un stage d’une semaine en officine. On a demandé à certains de ne faire que des tests Covid, mais nous nous y sommes opposés. Les stages doivent d’abord avoir un intérêt pédagogique », confie pour sa part Antoine Leroyer, président de l’Association nationale des étudiants en pharmacie de France (Anepf). À Paris, les étudiants de Sorbonne Université ont lancé une pétition début septembre contre le service sanitaire, qui leur impose de présenter un projet de bénévolat concernant la prévention du Covid-19. « La direction a fini par menacer : “Vous avez un mois pour nous présenter ces projets ou vous irez faire des tests PCR gratuitement” », se rappelle Marie, en deuxième année de médecine, qui a finalement réussi à obtenir un contrat de vacataire à l’AP-HP. Elle participe à des campagnes de dépistage comme testeuse. Pour environ un Smic, la jeune femme enchaîne les tests, jusqu’à une centaine par jour, au cours de journées parfois « interminables » : « À Bagneux (Hauts-de-Seine), au moment de la psychose autour du variant anglais début janvier, on bossait de 8 heures à 21 heures, à faire tout le temps la même chose. » Avantage de ces vacations, elles permettent aux étudiants de travailler un peu quand ils le veulent et d’adapter leur emploi du temps à leurs heures de cours en visioconférence.

D’une ville à l’autre, les conditions de rémunération sont très différentes. Une situation qui suscite l’incompréhension de l’Anemf. « Pourquoi certains sont-ils obligés de faire des dépistages non payés pendant leurs stages alors qu’ailleurs il est possible de le faire en dehors des heures de cours, et pour une rémunération décente ? s’étonne Morgane Gode-Henric. À chaque fois, les délégués étudiants doivent ferrailler avec l’agence régionale de santé (ARS) et la direction des facs pour obtenir le droit à des contrats de vacation avec les hôpitaux ou même des laboratoires privés. »

Flairant ce nouveau marché, certaines entreprises n’ont pas hésité à s’engouffrer dans la brèche : un nouveau « bon plan » de job étudiant s’est mis à tourner entre promos d’élèves du médical et du paramédical. Des plateformes en ligne comme Staffme, Student Pop ou Pharnum proposent aux jeunes de se créer un statut d’autoentrepreneur. En échange, elles les mettent en relation avec des clients, le plus souvent des officines mais aussi, parfois, de grands laboratoires pharmaceutiques comme Biogroup, et empochent une commission.

Ce business est « très juteux », explique le dirigeant de l’une de ces sociétés, créée à la faveur de la pandémie, et qui souhaite conserver l’anonymat. En bossant ainsi comme « prestataire de services » pour les pharmaciens, les étudiants peuvent gagner jusqu’à 500 euros par jour dans les quartiers passants de la capitale, où ils réalisent une centaine de tests quotidiens. Une somme de laquelle ils devront retrancher leurs cotisations à l’Urssaf, n’étant pas salariés. « En général, ça tourne autour de 250 euros la journée. Heureusement que c’est bien payé, sinon je ne passerais pas dix heures par jour dans le froid à faire des tests à répétition », raconte Lætitia, derrière son masque FFP2, emmitouflée dans sa doudoune recouverte d’une blouse jetable, sous le barnum d’une pharmacie installé sur un trottoir du XVIIIe arrondissement de Paris. Deux jours à faire du dépistage et elle a payé son loyer. Quant à l’argent perçu par ces sociétés prestataires, aucune somme n’a pu être rendue publique.

À quelques pas de là, Vincent, étudiant en médecine, réalise aussi des tests en micro-entrepreneur dans une pharmacie. Avant d’aller tester de barnum en barnum, il faisait des CDD de « préleveur » dans un laboratoire, payés 20 euros de l’heure. « En micro–entrepreneur, je gagne beaucoup plus, et au labo le travail était bien plus intense, on n’avait pas le temps de prendre une pause, il fallait envoyer 150 tests Covid par jour. C’était dur de se dire qu’il fallait recommencer la même chose le lendemain », se rappelle-t-il, en enfonçant son écouvillon dans le nez d’une patiente, d’un geste machinal.

Attirés par des rémunérations alléchantes, de nombreux jeunes se tournent vers les plateformes de mise en relation pour travailler comme testeurs. Chez Pharnum, ils sont 1 200 rien que pour Paris. « La capitale est notre ville pilote, on va s’implanter dans deux autres villes dans les prochains mois. Clairement, notre objectif est d’ubériser la pharmacie, de permettre aux étudiants de trouver facilement des bons plans pour travailler », explique-t-on du côté de Pharnum. La société fournit aux pharmaciens tout le matériel nécessaire à la réalisation de tests antigéniques. « On leur livre la logistique et la main-d’œuvre », complète la direction de cette société en plein développement.

D’après le président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (Uspo), Gilles Bonnefond, l’emploi d’étudiants en tant qu’autoentrepreneurs « vient surtout des biologistes. Ils ont organisé un business avec certaines sociétés et ont accès à des étudiants à bas coût qui font des prélèvements à la chaîne ». Du côté du Syndicat des biologistes, le président, François Blanchecotte, a déclaré ne pas être au courant de ces pratiques. « Normalement, ces étudiants sont embauchés en CDD. » L’entreprise Student Pop met en avant sur son site quelques-uns de ses partenaires : parmi eux, la pharmacie Monge à Paris, l’AP-HP ou encore les laboratoires Eurofins.

Le gouvernement a facilité le recours à cette main-d’œuvre étudiante, parfois sous-payée en stage, via un arrêté permettant à « des étudiants en odontologie, en maïeutique et en pharmacie de réaliser le prélèvement d’échantillon biologique pour cet examen » (Journal officiel du 25 juillet).

À écouter l’Ordre national des infirmiers, lesquels sont également habilités par cet arrêté à effectuer les prélèvements, « il serait préférable de faire d’abord appel aux professionnels avant de se tourner vers les étudiants ». Certaines pharmacies y rechignent, car travailler avec des étudiants coûte moins cher. Pour la réalisation d’un test antigénique, « en tant qu’infirmière libérale, je touche 26 euros. Avec quatre ou cinq tests par heure, je peux gagner jusqu’à 100 euros de l’heure », détaille Catherine Kirnidis, présidente du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux (Sniil). Un étudiant micro-entrepreneur touche quant à lui autour de 5 euros pour faire un test devant une officine de pharmacie.

Le coût du test est pris en charge à 100 % par l’Assurance maladie (1). En faisant appel à cette main-d’œuvre externalisée, les établissements de santé, exonérés de charges salariales sur ces micro-entrepreneurs, « diminuent les coûts. Ils sont remboursés à coûts fixes et génèrent une marge sur cette main-d’œuvre. Et l’entreprise privée intermédiaire se fait de l’argent sur des fonds publics et sur la précarisation des travaux », analyse Jean-Paul Domin, économiste de la santé de l’université de Reims Champagne-Ardenne. Cette marge est permise grâce à la tarification à l’activité (T2A) « mise en place au début des années 2000 par Jean Castex, alors directeur de l’hospitalisation au ministère de la Santé, précise-t-il. Depuis vingt ans, il y a une accélération de la privatisation du système de santé ». Avant cette T2A, « les hôpitaux recevaient un budget mensuel qu’ils devaient dépenser, sinon l’argent restant revenait à l’État. Depuis cette T2A, les établissements ne sont plus remboursés qu’à l’activité, ça les incite à être plus productifs et donc à diminuer les coûts »,poursuit l’économiste. Une logique qui s’applique parfaitement à l’industrialisation des campagnes de dépistage du Covid-19.

(1) La Direction générale de la santé n’a pu fournir à temps pour cet article le tarif des tests.

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