Le monde insaisissable de Marie NDiaye
Dans La vengeance m’appartient, Marie NDiaye se glisse dans l’esprit d’une avocate qui n’est sûre de rien, surtout pas d’elle-même, chargée de la défense d’une infanticide. Un roman envoûtant où tout est incertitude.
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Bordeaux – ville déjà présente chez Marie NDiaye – offre son visage le plus hivernal. Il fait froid, glacial dans La vengeance m’appartient. « Ce matin-là, une neige imperceptible tendait sur les vitres du cabinet une opacité propice aux illusions, aux marmottements intérieurs, aux ressassements inspirés, pugnaces, revendicateurs. » La saison, elle aussi, participe à l’humeur générale de ce roman captivant : l’indétermination. La conscience y est embrumée par les suppositions, transie par les incertitudes.
Si son héroïne, Me Susane, est une avocate, le mystère ne tourne pourtant pas autour d’un meurtre dont l’auteur serait son client. Ici, le crime est clairement établi : Marlyne Principaux a tué ses trois jeunes enfants. C’est même elle qui a appelé la police après son terrible forfait. En revanche, quand son mari, Gilles Principaux, entre dans son cabinet pour lui demander de défendre sa femme – c’est la toute première scène du livre –, Me Susane est saisie d’une étrange douleur au front, en même temps que l’homme se présentant devant elle lui rappelle un souvenir ancien. Elle avait 10 ans et était entrée dans la chambre d’un garçon de quatre ou cinq ans son aîné et qui l’éblouissait. Cet adolescent n’était-il pas ce Gilles Principaux ?
Si thriller il y a dans La vengeance m’appartient, il se concentre à l’intérieur de l’esprit de l’avocate – dont le lecteur ne sortira pas –, hanté par cette interrogation et par d’autres qui s’y grefferont. Parviendra-t-elle à y répondre ? Rien n’est moins sûr. D’autant que la réalité qu’elle perçoit, la seule qui nous est rendue, est brouillée par ses propres failles et ses inhibitions. Cette équivoque s’inscrit dans tous les recoins de la langue, dont on sait combien celle de Marie NDiaye ne cesse de surprendre et d’envoûter. Arrêtons-nous par exemple sur le choix des conjugaisons. Le conditionnel, maître-temps de l’éventualité et de l’irréalité, est logiquement utilisé. Mais, le récit se déroulant a posteriori, il se mêle au futur du passé : cette apparente confusion décuple le trouble. La menace flottant dans un environnement pourtant ordinaire est elle-même produite par des associations crissantes de mots ou d’idées. Comme ici : « Ils étaient, oui, assez fous pour jouir âcrement… » Ou là, quand Me Susane pense à ses parents : « Elle les aimait tant, si douloureusement parfois qu’elle rêvait, affligée, malheureuse et coupable, de leur disparition ! »
Seuls éléments de certitude : Me Susane a dépassé la quarantaine, est baraquée, n’a pas les traits avenants, devait se contenter de maigres dossiers avant l’affaire Principaux, a toujours ses parents, un ex-petit ami avec lequel elle est restée liée et une femme de ménage, Sharon.
Mauricienne sans papiers, Sharon est aux petits soins pour l’avocate quand elle vient faire le ménage. Pourtant, Me Susane, qui a décidé dans un élan charitable d’obtenir sa régularisation, ressent chez elle de l’hostilité à son égard. « Que flairez-vous sur moi, Sharon, qui vous inspire tant de dégoût à l’idée que je vous approche, physiquement comme spirituellement ? De quelle nature, Sharon, vous semble être l’odeur que je dégage ? Vous savez sur moi des choses que j’ignore ! » Ces phrases, l’avocate ne les prononce pas. Elle se les souffle muettement, comme nombre d’autres qu’elle n’ose dire à haute voix. Me Susane, Marlyne Principaux, dont on devine qu’elle a été sous l’emprise de son mari, et Sharon, qui bute devant le refus de son frère, resté à Maurice, de lui envoyer des documents administratifs, sont les trois personnages importants du roman. On songe à Trois femmes puissantes (Gallimard), le livre qui a valu à Marie NDiaye le prix Goncourt en 2009, mais a contrario : ce sont ici trois femmes, non sans ressources, mais entravées.
La vengeance m’appartient contient un fait divers, l’infanticide, dont on imagine sans peine ce que la littérature courante en aurait fait, exploitant le sujet de société autant que le voyeurisme psychologique. L’auteure l’intègre au contraire dans l’univers cotonneux et inquiétant de son intrigue – d’autant que Marlyne Principaux est reconnue par tous comme ayant été une mère aimante. Cette pulsion criminelle rejoint, sous sa forme la plus monstrueuse, la thématique des difficiles rapports parents-enfants qui traverse non seulement ce roman – l’amour cruel entre l’avocate, sa mère et son père ; le troublant élan maternel de Me Susane envers la fille de son ex-petit ami – mais aussi une grande part de l’œuvre de Marie NDiaye.
De façon discrète, d’autres thèmes s’inscrivent dans la trame du récit. Ainsi, outre Sharon, Me Susane et Marlyne Principaux (contrairement à son mari) sont d’extraction sociale modeste, ce qui influe sur leur manque d’assurance. Ou encore, l’un des rares clients de Me Susane veut changer son nom, convaincu (il est bien le seul dans cette histoire) qu’il est celui d’un ancien négrier. Ce qui rappelle aussi l’histoire de -Bordeaux et distille un diffus sentiment de culpabilité.
L’étrangeté venimeuse du récit ne s’évanouit pas, elle s’épaissit au contraire. Un exemple : la douleur au front ressentie par Me Susane dans la première scène, qui ressemblait à une réminiscence, précède en fait un coup violent qu’elle se donnera plus tard au visage. On touche là au fantastique qu’affectionne l’auteure de La Sorcière (Minuit, 1996). La vengeance m’appartient (qui parle à travers ce titre ? On pourrait répondre, hélas : tout un chacun) est un appel ensorcelant à davantage d’humilité. La réalité, à bien des égards, nous échappe. Mais l’incertitude, chez Marie NDiaye, est source de littérature puissante !
La vengeance m’appartient, Marie NDiaye, Gallimard, 240 pages, 19,50 euros.