« L’engagement des jeunesses populaires s’est transformé »
Pour Marion Carrel, loin d’être dépolitisés, les citoyens précaires se mobilisent pour s’émanciper, malgré le poids des discriminations systémiques.
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Créé en mars 2019, l’Observatoire des libertés associatives a rendu cet automne un rapport important (1) sur la manière dont les pouvoirs publics font pression sur les associations. Parmi ses rédacteurs, Marion Carrel, elle-même coautrice de l’ouvrage collectif L’Épreuve de la discrimination : enquête dans les quartiers populaires (2). L’objectif de ce livre : montrer à quel point les discriminations construisent les identités des habitants des quartiers populaires, et la manière dont celles-ci participent à des formes d’engagements, notamment associatifs. Une lecture nécessaire à l’heure où le projet de loi confortant les principes républicains stigmatise une partie de la population.
Vous avez signé, dans Libération, une tribune dans laquelle le projet de loi confortant les principes républicains était qualifié de « liberticide ». Pourquoi ?
Marion Carrel est maîtresse de conférences en sociologie, spécialiste des mobilisations citoyennes.
Comment le gouvernement observe-t-il ces formes d’auto-organisation ?
Souvent avec crainte. Mais cette attitude est ancrée dans l’histoire : au XIXe siècle, quand les ouvriers commençaient à s’organiser pour exiger des droits ou créer des caisses de mutuelle, ils dérangeaient déjà la société. Or ces activités-là, en plus de l’action d’élites éclairées, ont permis l’émergence de nouvelles idées – le solidarisme – et l’avènement de protections essentielles, comme la Sécurité sociale. Restreindre cette fonction centrale en démocratie, à savoir l’organisation d’un contre-pouvoir, est dangereux.
Des enquêtes récentes montrent même que certains collectifs ayant joué un rôle important pour maintenir le lien social pendant l’année 2020, notamment dans les quartiers populaires, ont pu voir leurs subventions s’arrêter ou diminuer. C’est une décision politique très grave, surtout quand l’on considère tout ce que ces associations garantissent en matière d’aide alimentaire et d’actions sociales, par exemple. En France, il y a toujours eu cette peur du potentiel critique que peut formuler l’auto-organisation. Cette opposition au pouvoir en place est doublée, aujourd’hui, de la crainte d’une dérive islamiste venant de ces organisations. Pourtant, la grande majorité des associations sont attachées à la mixité sociale. Et même si certaines peuvent prôner des valeurs identitaires en dénonçant des discriminations ethno-raciales, c’est toujours dans une revendication d’égalité. En plus de l’absence de reconnaissance, c’est une vraie suspicion de non-citoyenneté qui pèse sur ces personnes, qui sont pourtant exemplaires et consacrent du temps et de l’énergie à pallier les manquements des pouvoirs publics.
Le livre mène une réflexion approfondie sur la place des discriminations dans les « identités plurielles » des habitants des quartiers populaires.
Oui, et pourtant nos entretiens n’étaient pas centrés, a priori, sur cette question. L’axe de départ était de comprendre comment ces habitants parlaient de leur quartier. Et, à chaque fois, les personnes interrogées abordaient très rapidement les discriminations. C’est une expérience partagée et dont la mémoire reste vraiment douloureuse, parfois au prix de leur santé.
C’est-à-dire ?
Lors d’un entretien au domicile d’une famille d’origine tunisienne, j’apprends que la mère, femme de ménage dans un hôpital parisien, est victime de racisme quotidien, notamment de la part d’une de ses cheffes. Elle en est tombée malade, le corps couvert de boutons, et ne pouvait pas s’empêcher de se remettre en question. Il y a une tension entre l’effort de compréhension de l’injustice (« pourquoi moi ? ») et la phase de dépréciation de soi. Certains tombent dans la dépression, d’autres réagissent de manière plus ou moins violente ou engagée. Les discriminations créent des appartenances identitaires réactives. Finalement, le racisme crée la race.
Jusqu’à quel point ces discriminations peuvent-elles faire émerger des mobilisations collectives ?
Avant l’engagement, c’est surtout un phénomène de banalisation des discriminations. La répétition de ces stigmatisations produit toujours un choc, mais pas nécessairement la prise de conscience d’une injustice institutionnalisée. De nombreux habitants désignent des causes individuelles, fondées sur les stéréotypes ou une attitude personnelle. D’autres indiquent des causes politiques, qui correspondent à une critique plus large d’un système considéré comme injuste, ou islamophobe, aux prises avec son passé colonial ou figé dans une confrontation entre police et population. Cette politisation assez discrète révèle une forme de conscientisation, et c’est souvent à la suite de bavures policières qu’une mobilisation éclate.
C’est ce que vous appelez un « choc moral » ?
Oui, la blessure ou la mort d’un proche peut déclencher une envie de parler, de s’organiser, de mener une enquête collective, de constituer une association ou d’organiser des rassemblements, des débats ou des festivals. Une réaction courante consiste aussi à « composer » avec ces discriminations ou ces drames, en tâchant de s’en sortir individuellement. Enfin, il y a cet espace tiers, un « infrapolitique minoritaire », où il s’agit plutôt de porter un survêtement, ou le voile pour les jeunes femmes. Bref, de lutter à bas bruit contre l’invisibilisation et de retourner le stigmate.
Comment analyser le refus des autorités de comprendre ces populations et ce qu’elles vivent ?
Le débat sur les problématiques territoriales ou ethno-raciales est perçu comme complexe, voire dangereux, car il remettrait en cause l’égalité républicaine et l’absence de races. À certaines périodes, la lutte contre les discriminations a pu avoir un peu de crédit auprès des pouvoirs publics. Mais ce combat politique a été délaissé au profit de la lutte contre la radicalisation. Dans les pays anglo-saxons, les associations arrivent à imposer leurs sujets aux décideurs politiques, ou à se saisir de l’outil juridique. En France, moins. La grande bataille se situe dans le discours majoritaire et, sur ce registre des idées, les quartiers populaires ont du mal à faire le poids face à des institutions, des individus, des constructions médiatiques qui les dévalorisent d’un revers de main. L’accusation de « communautarisme » est courante lorsqu’il s’agit de viser une structure au sein de laquelle des prises de parole sont marquées sur le mode « Nous, musulmans du quartier ». Ce « communautarisme » est perçu comme dangereux. Je pense qu’on peut aussi le voir comme une manière d’organiser le conflit démocratique.
Le regard porté sur les jeunes est souvent truffé de préjugés. Les jeunesses populaires ne sont pas dépolitisées : l’engagement s’est transformé. Il y a toujours un phénomène de politisation, mais il est plus discret. Il passe par d’autres canaux, d’autres structures. L’encartement de longue durée dans un parti politique se fait rare, aujourd’hui. Même si une ouverture à gauche d’un espace des possibles est toujours envisageable, il s’agira surtout de travailler ensemble et d’arrêter de construire des murs entre les quartiers et le reste de la société. Cette lecture est assez injuste vis-à-vis des habitants des quartiers populaires. Il faut montrer, comme le précisent plusieurs enquêtes, ce qu’apportent les quartiers populaires à la démocratie.
(1) Une citoyenneté réprimée, Observatoire des libertés associatives. Voir Politis n° 1622, du 7 octobre 2020.
(2) L’Épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires, collectif, PUF, 256 p., 25 euros.
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