« Les firmes pharmaceutiques restent guidées par le profit »
Pour Nathalie Coutinet, les déboires de la course aux vaccins soulignent les effets pervers du modèle pharmaceutique, dans lequel l’urgence sanitaire passe au second plan.
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Dans la guerre sans merci qu’ils se livrent pour s’arracher les doses de vaccins, les États payent leur trop grande dépendance à l’industrie privée, malgré les sommes considérables d’argent public investi. Les firmes profitent d’un droit de propriété intellectuelle sur mesure garantissant leurs profits, explique l’économiste Nathalie Coutinet.
La course aux vaccins, les promesses non tenues par les fabricants, les pays du Sud non servis : le modèle économique de l’industrie du médicament est-il à la hauteur des enjeux ?
Nathalie Coutinet : Les événements mettent en lumière le fait que l’industrie pharmaceutique est composée d’acteurs privés, financiarisés, qui sont à la recherche de profits et de dividendes. Le souci de la santé publique est très loin derrière ces objectifs premiers. Ce qui guide la recherche, l’innovation et les stratégies des firmes reste le profit. Aucun des acteurs du marché mondial n’a la capacité de production pouvant satisfaire la demande, mais ils préfèrent ne pas la satisfaire que donner des licences larges pour permettre à tous les producteurs potentiels de médicament de fournir des vaccins.
Ce modèle a néanmoins permis de trouver un vaccin dans un délai record…
Le vaccin a été trouvé, d’une certaine manière, grâce à un coup de chance. L’ARN messager, sur lequel beaucoup d’acteurs travaillent depuis longtemps, s’est révélé hyper efficace. Il y a une sorte d’heureux concours de circonstances. Ce n’est pas toujours le cas. Pour Ebola, la découverte du vaccin avait tout de même pris cinq ans, ce qui était déjà rapide. Il faut néanmoins noter que l’accélération de la recherche sur l’ARN messager a été rendue possible par l’argent public et l’aide internationale.
Les États sont-ils aujourd’hui dépendants de l’industrie ?
Totalement. Il y a eu un renforcement des brevets en 1994, dans le cadre d’un accord signé à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Les brevets pharmaceutiques, depuis, sont mondiaux et les domaines de protection ont été étendus aux gènes, aux méthodes chirurgicales, etc. Les États sont liés par ces accords qu’ils ont signés. Ils sont donc dépendants du bon vouloir des firmes. Celles-ci ont la possibilité de donner des « licences volontaires », c’est-à-dire des droits d’utilisation, à tous ceux qui souhaiteraient produire, mais elles ne le font évidemment pas. Les États peuvent également demander des contournements des brevets pour des raisons de santé publique, mais la plupart ne le font pas, parce que cela provoque des mesures de rétorsion de la part des firmes. Les États-Unis disposent également d’une loi d’extra-territorialité juridique, dite « spéciale 301 », qui prévoit que le gouvernement américain peut instaurer des mesures de rétorsion à l’encontre des pays qui violeraient les intérêts de leurs firmes en termes de propriété intellectuelle. Il y a donc tout un jeu de pouvoir qui bloque les États.
Des discussions ont tout de même lieu à l’OMC, portées par l’Afrique du Sud et l’Inde, qui ont demandé des « licences obligatoires »…
Leur demande de lever la propriété intellectuelle sur les vaccins a été refusée par les pays riches. C’est une procédure qui aurait pu être déclenchée il y a quatre mois, y compris par l’Union européenne. Au lieu de ça, l’Europe fait obstacle à ces requêtes.
Lever les brevets sur les vaccins risquerait-il de mettre un stop à la recherche, comme l’affirment les défenseurs de la propriété intellectuelle ? Selon eux, l’appât du gain serait le principal moteur de l’innovation et de la recherche privée…
C’est une vision stupide, qui répond à une théorie économique selon laquelle il existerait deux manières d’inciter à la recherche : les brevets ou les subventions publiques. En théorie, donc, c’est l’un ou l’autre… Or nous sommes dans une situation abracadabrantesque où les vaccins ont fait l’objet de financements publics particulièrement importants et sont aujourd’hui protégés par les brevets. Cela n’a pas empêché les acteurs d’avoir une stratégie de rentabilité forte, en particulier les Américains. Il faut souligner qu’il existe une différence entre la conception européenne et la conception américaine, dans laquelle la santé est considérée comme une marchandise comme les autres, sans aucun obstacle à ce que les firmes pharmaceutiques soient dominées par une logique de profitabilité. En Europe, la notion de santé publique reste forte. AstraZeneca, qui a été largement financé par la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (Cepi), une coalition d’États et de mécènes montée pour soutenir la recherche contre Ebola, vend son vaccin à prix coûtant. On distingue donc la logique européenne de la logique américaine.
Les États payent donc deux fois, en finançant la recherche puis en achetant les doses ?
Oui, même si tous les États n’ont pas financé la recherche dans les mêmes proportions. Les États-Unis ont beaucoup participé, à hauteur de 10 milliards de dollars. La France est sans doute un des pays développés ayant le moins financé la recherche. Elle n’est donc pas en position de réclamer des doses. Le Royaume-Uni et l’Allemagne ont logiquement des doses supplémentaires.
La firme Moderna a annoncé qu’elle renonçait, le temps de la crise, à poursuivre les entreprises faisant usage de ses découvertes pour produire leurs propres vaccins. Est-ce la solution ?
Cela montre en tout cas que le brevet peut être utilisé de différentes manières, par exemple avec des licences accordées à des prix différents selon le niveau de développement des pays. Cela se produit déjà beaucoup dans le domaine -pharmaceutique, mais cette démarche reste dépendante du bon vouloir de la firme.
Était-il inévitable que chaque laboratoire tente dans son coin d’inventer sa propre solution ? Une coopération scientifique mondiale était-elle inimaginable ?
Il y a eu une coopération scientifique au départ avec des données largement ouvertes. Ensuite, le chacun pour soi l’a davantage emporté. Comme on reste sur une logique d’un vaccin qui sera vendu avec une espérance de profit, cela limite la coopération. Il était aussi important d’explorer différentes pistes thérapeutiques et que chaque acteur se positionne différemment. Certaines hypothèses, malheureusement, n’ont pas abouti au succès espéré, par exemple dans le cas de Sanofi. Le problème est que, in fine, Pfizer n’a pas rendu publique la formule de son vaccin.
Est-ce que le succès de start-up comme BioNTech ou Moderna montre que l’industrie pharmaceutique a changé de paradigme ?
L’essor des biotechnologies constitue en effet un changement de modèle. De plus en plus, l’industrie a recours à des start-up, qui développent les premières étapes de la molécule. Une fois que ces molécules se montrent potentiellement efficaces, elles sont rachetées par une firme, un gros laboratoire, ou directement en Bourse. C’est exactement le même modèle que pour le numérique. Les gros acteurs rachètent toutes les start-up qui développent des technologies susceptibles de les intéresser. Ce modèle offre un avantage aux firmes en matière de coût et de risque. Elles cofinancent un peu ces start-up, mais elles n’investissent vraiment de l’argent que si la molécule est rentable et peut donner naissance à un médicament commercialisable. Ce mouvement d’externalisation est présent à tous les stades de production : les grands laboratoires cèdent leurs usines à des « producteurs pour tiers » ou des « façonniers » qui produisent des molécules. Les principes actifs sont également beaucoup externalisés. On se retrouve donc avec des gros laboratoires qui se recentrent sur les activités très rentables, c’est-à-dire le marketing et la stratégie financière.
Est-ce pour cette raison que Sanofi a annoncé, le 28 janvier, le licenciement de 364 salariés français, essentiellement dans la recherche (la diminution totale de ses équipes de recherche et développement est de 48 % en France depuis 2008), alors que le groupe dégageait 4 milliards d’euros de dividendes en 2020 ?
Sanofi réoriente sa recherche sur les thérapies les plus rentables. Elle quitte les « aires thérapeutiques » sur lesquelles elle pense qu’il y aura moins de profit et se recentre sur celles où des progrès importants sont attendus, avec des nouvelles molécules qui seront extrêmement rentables puisque le prix des médicaments est fixé en fonction du niveau d’innovation. La firme délocalise aussi son activité recherche et développement (R&D) aux États-Unis, car les start-up sont financées par du capital-risque [les investisseurs achètent des parts des entreprises pour les financer – NDLR], qui fonctionne beaucoup mieux outre-Atlantique. Elle va également en Chine pour conquérir le marché chinois et parce que les Chinois exigent que les firmes produisent et installent leur R&D localement pour avoir accès au marché.
Quel rôle jouent les marchés financiers ?
Ils exigent que la stratégie des firmes soit lisible, suivant la théorie selon laquelle la diversification est conduite par l’actionnaire. De plus en plus, les marchés exigent donc des stratégies très claires, ce qui suppose un recentrage sur les activités les plus rentables et des externalisations. La stratégie de recentrage de Sanofi sur l’oncologie [le traitement des cancers] satisfait les marchés financiers.
Est-ce que ce sont ces recentrages qui provoquent des pénuries de médicaments ?
Oui, les pénuries sont provoquées par le fait que les grands laboratoires se désengagent des génériques, qui sont donc produits très loin et, souvent, dans très peu d’usines. C’est la stratégie d’externalisation qui génère de la pénurie.
Les pays riches accaparent l’essentiel des doses de vaccins. Cela pose-t-il un problème sanitaire ?
Cela pose évidemment un problème sanitaire. D’un point de vue économique, cela s’explique très simplement par le fait que les pays du Sud n’ont pas les moyens d’acheter les molécules. Le marché africain représente moins de 1 % du chiffre d’affaires mondial de l’industrie pharmaceutique. Et ce n’est pas parce qu’on est moins malade en Afrique que sur les autres continents. La question est donc uniquement pécuniaire. Les pays riches ont déjà précommandé 95 % du vaccin Pfizer. Et le Covax [dispositif piloté par l’Organisation mondiale de la santé pour offrir des vaccins aux pays pauvres] a de quoi vacciner 225 millions de personnes à peine, pour 92 pays en développement qui représentent 4 milliards de personnes. C’est totalement sous–dimensionné. Dans le même temps, le Canada a commandé suffisamment de doses pour vacciner sept fois ses citoyens et l’Europe a commandé de quoi vacciner trois fois sa population. Et ce, tout simplement parce que les financements sont insuffisants. Les pays du Nord, et la France également, ont des stratégies totalement personnelles et égoïstes.
Cette situation est dommageable sur le plan géopolitique, car des pays vont profiter de ça pour prendre position. Les Russes et les Chinois sont beaucoup plus conciliants et généreux avec les pays en développement. Sauf qu’ils négocient des contreparties. Les Chinois imposent la construction de leur nouvelle route de la soie. Il y a des enjeux géopolitiques très importants et les Européens, pour le moment, sont dans des stratégies très autocentrées. Cela reste du chacun pour soi. D’autant plus qu’on est dans une situation où les gouvernements sont évalués à leur capacité à apporter une réponse à la crise. Il y a un enjeu politique très fort à satisfaire la demande vaccinale des populations. C’est ce qui sera fait en premier. Emmanuel Macron a beau dire que le vaccin doit être un bien commun, quand l’Union européenne vote non, on ne l’entend pas. Il y a de la parlotte qui n’est pas suivie d’effets.
Ouvrir le brevet suffirait-il à régler le problème, ou existe-t-il des pénuries de matière première et une absence de compétence pour fabriquer les vaccins à plus grande échelle ?
Non, plusieurs pays disposent des capacités nécessaires à la production des vaccins. L’Afrique du Sud, l’Inde et le Nigeria disposent d’une industrie pharmaceutique importante, mais ils ne peuvent pas les produire sans les licences. L’Inde produit le vaccin AstraZeneca, mais, pour le moment, cela se cantonne à des accords entre des firmes et des pays, alors qu’il faudrait des licences obligatoires massives pour que tous les pays qui peuvent le faire produisent massivement des vaccins.
Quant aux compétences, les techniques sont certes compliquées, mais rien n’empêcherait en théorie Pfizer, s’il le souhaitait, de se focaliser sur la phase la plus complexe et de déléguer d’autres étapes de production.
Le gouvernement français a sollicité des cabinets privés (McKinsey, Accenture, Citwell, JLL) afin de guider la campagne de vaccination contre le Covid-19. Qu’en pensez-vous ?
C’est une ânerie, mais elle est signée Emmanuel Macron… D’autres pays, comme Israël, l’Italie et l’Allemagne, ont mobilisé l’armée, qui est tout de même une institution compétente en matière de logistique. Et ces expériences ont été concluantes. Pourquoi, en France, ne mobilise-t-on pas l’armée ? Nous préférons faire appel à des cabinets privés qu’on paye très cher, avec de l’argent public… C’est aussi un révélateur des conséquences de la stratégie de réduction de l’action publique, à l’œuvre depuis des années. À force de baisser les dépenses publiques de l’État central, de diminuer les compétences des acteurs centraux, on voit que France Stratégie [l’ex-commissariat au plan] n’est pas en mesure d’affronter cette pandémie, tout simplement parce qu’elle n’a pas les effectifs suffisants.
Nathalie Coutinet Économiste de la santé et membre des Économistes atterrés.