Manger, zoner, dormir et recommencer…

À Saint-Nazaire, l’expulsion d’un squat met en lumière l’inadaptation de l’offre d’hébergement d’urgence.

Romain Haillard  • 10 février 2021 abonnés
Manger, zoner, dormir et recommencer…
Après avoir perdu leur place dans un centre d’hébergement d’urgence, AD, Roméo et Sergio repartent à la rue.
© Romain Haillard

Trois jeunes hommes tournent en rond sur le perron de la Fraternité. Ce 22 janvier, ils se retrouvent avec leurs affaires devant ce centre d’accueil de jour, à quelques centaines de mètres de la gare de Saint-Nazaire. À 8 h 30, ce matin, AD, Roméo et Sergio ont été virés du centre d’hébergement d’urgence François-Blanchy. Aucun d’entre eux ne pourra y retourner avant avril. Tous trois restent évasifs sur le motif de leur exclusion. Sergio, 28 ans, s’énerve : « C’est inadapté pour les jeunes ! Que tu aies 18 ou 50 ans, c’est le même discours, mais nos problèmes sont différents ! » AD, tout juste majeur, complète d’une voix calme : « Même les anciens en ont marre de nous. Nous n’avons pas les mêmes objectifs… » Leur objectif ? « La stabilité », répondent-ils d’une même voix.

Quand une employée de la « Frat’ » passe devant les trois garçons et leur demande s’ils ont appelé le 115, ils lèvent les yeux au ciel. Elle le sait aussi bien qu’eux : le numéro d’appel d’urgence ne répond que rarement. Sergio s’emporte : « Les trois places qu’on vient de libérer seront prises dès ce soir. Mais combien de personnes dormiront encore à la rue cette nuit ? » De fait, après leur départ, les trente places du foyer Blanchy ont de nouveau été occupées. Selon le décompte de plusieurs associations du territoire nazairien, une soixantaine de personnes étaient sans solution d’hébergement en décembre dernier.

Sur le départ après leur petit-déjeuner, les trois comparses finissent de boucler leur paquetage. Deux femmes de la Frat’, bras croisés, les regardent avec inquiétude. « Faites attention quand même », soupire l’une. « Mais oui, bisous », lancent les garçons à tour de rôle avant de partir sans se retourner. « C’est reparti », dit Sergio dans un souffle en s’élançant dans la rue. Reparti pour le « circuit », comme il l’appelle. Petit-déjeuner à la Fraternité, mettre en sécurité leurs affaires aux vestiaires du Trait d’union – un autre accueil de jour –, avaler un repas chaud, se débrouiller pour trouver un hébergement, au 115 ou ailleurs, zoner en ville, dormir, recommencer.

Abrités des pluies intermittentes sous l’auvent d’une boutique de l’avenue de la République, artère commerçante de la ville, Nono et Julie interpellent les passants pour quelques pièces. La quarantaine tous les deux, en duo depuis un an, ils ont abandonné l’idée d’appeler le 115. Ils ne peuvent être hébergés ni ensemble (les couples ne sont pas pris en compte) ni séparément, car ils ont tous les deux des chiens. À Saint-Nazaire, seul le foyer Blanchy est équipé de deux chenils, où les animaux doivent rester enfermés pendant la nuit. « Pas possible pour moi, si je dors à l’intérieur, mes chiens dorment avec moi, et s’ils dorment dehors, alors je suis avec eux », déroule Nono. Le quadra ne se plaint pas de sa situation, mais éprouve quelques difficultés à comprendre la logique de l’hébergement. « À 40 euros la nuitée d’hôtel, pour mettre à l’abri une personne pendant un mois, c’est 1 200 euros ! calcule l’homme avec vingt années de rue derrière lui. Ils ne feraient pas mieux de mettre un bâtiment à disposition ? Il y en a plein de vides ! »

Le collectif Geronimo – une dizaine d’hommes et de femmes « précaires, sans domicile et engagés par la force des choses » – n’a pas attendu d’autorisation pour s’en occuper. Le groupe réunit ses soutiens devant la mairie chaque vendredi après-midi depuis l’expulsion de son squat, le 7 janvier, ordonnée par un jugement reçu le 16 décembre. La « Maison Geronimo » avait été ouverte en septembre 2020, dans un immeuble en rénovation du bailleur social Silène, après l’évacuation de la Maison du peuple, occupée par des gilets jaunes. Dans ces deux maisons, une trentaine de personnes ont pu se mettre à l’abri pendant les premier et deuxième confinements, sans conditions, parfois dans l’urgence. Depuis début janvier, le collectif vit expulsion sur expulsion, qu’il se trouve dans un nouveau squat ou dans un simple campement. La préfecture de Loire-Atlantique, tenue de trouver des places d’hébergement aux expulsés, reste ferme sur ses positions : des propositions ont été faites à tous, mais une majorité d’entre eux ont refusé.

Paupiette, femme de 26 ans et membre du collectif, pointe le manque de solutions adaptées. L’Anef-Ferrer – association prenant en charge une partie de l’hébergement à Saint-Nazaire – a suggéré de placer les personnes accompagnées d’animaux à Nantes, dans un gymnase. « Nous avons refusé d’être séparés entre deux villes, mais ils ne veulent rien entendre », se désole la jeune femme, un bonnet vissé au-dessus de ses yeux pâles. « Nous acceptons d’être dispersés, mais au moins dans la même ville, à Saint-Nazaire », concède-t-elle. Voir les services d’urgence proposer de les déplacer comme des pions l’épuise : « Nous avons nos attaches ici, certains sont suivis à la mission locale ou ont des rendez-vous médicaux. » Depuis, leur demande est au point mort. Chaque soir, la troupe dresse un campement au parc paysager, là où se trouvent des toilettes et un point d’eau. Chaque matin, les tentes doivent disparaître pour tout recommencer.

Tout le milieu associatif de Saint-Nazaire ne soutient pas forcément les occupations illégales, mais beaucoup ont redouté l’expulsion de la Maison Geronimo et de ses habitants, avec le risque de les voir rejoindre les déjà trop nombreuses personnes sans solution. Dans un appel adressé à la mairie en décembre, une douzaine d’organisations voyaient dans l’existence de ce squat « la preuve flagrante de l’échec de la politique de l’hébergement d’urgence menée par les différentes institutions ». Les signataires soulevaient l’hypothèse d’autogérer un immeuble mis à disposition par la municipalité.

Le maire socialiste, David Samzun, et Dominique Trigodet, adjointe aux solidarités, se défendent dans un courrier. La commune investit chaque année 450 000 euros dans l’hébergement d’urgence, sans y être obligée, la mise à l’abri étant une compétence d’État. À la fin de la lettre, le maire et son adjointe rappellent opportunément le rôle du représentant d’association « bénéficiaire d’une subvention communale ». Une manœuvre basse pour museler les contestataires, en pleine négociation budgétaire à cette période de l’année, selon Philippe Hamache, signataire de l’appel. Ce retraité bénévole dans plusieurs associations dénonce : « La mairie botte en touche. Elle préfère voir les Geronimo comme un “groupuscule de radicaux” plutôt que comme des personnes précaires. Je juge surtout ces gens pour ce qu’ils ont fait, pas pour ce qu’ils pensent. Les Geronimo ont aidé des gens dans la merde. »

Calamity en fait partie. Désormais hébergée à l’hôtel avec son fils de 46 ans, cette septuagénaire avait trouvé refuge à la Maison Geronimo. Commerçante en Amérique centrale où elle n’a pu rouvrir sa boutique à la suite du premier confinement, elle a dû revenir, avec son fils, quarante ans après avoir quitté le bassin nazairien. « Nous sommes partis avec 24 kilos de bagages. Tout le reste, nous l’avons laissé derrière nous. Nous avons tout perdu. » Dessinant une spirale de ses doigts fins sur une table dans le hall d’accueil de son hôtel, elle raconte : « C’est un cercle vicieux. Nous avons dix-huit mois d’attente pour notre demande de logement social. Nous aurions les moyens de payer le loyer d’un studio, mais, avec ma petite retraite, aucune agence n’a voulu de nous. » Elle et son fils louent alors des appartements Airbnb jusqu’à se ruiner et finir à la rue. Ils ne connaissent pas le « circuit » et ne trouvent pas d’aide. Ils se réfugient à la base sous-marine pour se protéger de la pluie. « Nous avons dormi à même le sol, trempés, sans vêtements adaptés ni tente pendant dix jours. »

C’est seulement après avoir été repérés et conseillés par une femme à la rue que mère et fils décident de passer la porte des accueils de jour. Des bénévoles de la Fraternité leur conseillent d’aller au squat Geronimo. « Squat ». Le mot fait peur. Mais, exténués par les nuits sans fermer l’œil, affaiblis par une perte de poids vertigineuse – 14 kilos pour elle depuis son arrivée en France –, ils finissent par toquer à la porte des « Gero ». « Nous avons été choyés. Pour une fois, depuis notre retour, nous avons senti une main qui se tendait. » Une chambre, à manger, un soutien et des conseils. Du 12 octobre jusqu’à Noël. Calamity cherche ses mots, hésite. « Ce ne sont pas des amis, mais des compagnons de galère », déclare-t-elle avec une tendresse dans la voix. Elle s’inquiète : « Il faut une nouvelle Maison Geronimo pour aider les arrivants comme nous. Ils ont réussi à faire ce que personne d’autre n’a pu faire. »

Une crainte partagée par de nombreux acteurs associatifs nazairiens. Les frigos solidaires se vident jour après jour et les demandes d’aide alimentaire ont presque doublé. « Je vois désormais des gens qui avaient des petits boulots, des intérimaires, ou même des patrons de petite entreprise qui a coulé », énumère Gérard de Falco, président de l’association Espoir au cœur, qui distribue des colis alimentaires. Ce nouveau public ne connaît pas encore la rue et essaie de s’accrocher : « Beaucoup se font héberger chez des amis pour l’instant. Certains dorment déjà dans leur voiture. » Face à la situation, une large coalition de gilets jaunes, militants, syndiqués, associatifs, membres de partis politiques, élus d’opposition a lancé le collectif Urgence sociale-Plus jamais sans toi(t). Ses membres promettent des « réquisitions de logements » si la mairie et la préfecture restent sourdes à leurs revendications : l’établissement d’un état des lieux de la précarité et du mal-logement à Saint-Nazaire, la mise à l’abri de tous, l’ouverture d’un pôle d’urgence social dans un bâtiment conventionné par la mairie et géré par les associations.

La mairie a déclaré avoir obtenu de la préfecture l’ouverture de vingt-cinq places d’accueil diversifiées. « Nous n’avons jamais eu autant de places d’hébergement d’urgence, mais nous courons toujours après la situation. Il faut inventer d’autres manières de faire », confie une responsable de l’hébergement d’urgence à Saint-Nazaire. Philippe Colmar, président de l’Association solidarités créations, responsable d’un accueil de jour, abonde : « Nous créons souvent des systèmes auxquels les gens doivent tenter de s’accrocher, mais nous devrions accrocher le système à ces gens. »

Société
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