Myr Muratet : Les à-côtés du monde

Paris Nord rassemble une part de l’œuvre de Myr Muratet, attentif aux friches, aux no man’s land et aux personnes reléguées. Un regard sans détour.

Christophe Kantcheff  • 3 février 2021 abonnés
Myr Muratet : Les à-côtés du monde
© Myr Muratet

Sur la couverture, une photographie avec une hache dont le fer a largement entaillé la tôle d’une voiture grise, qu’on devine à l’état de carcasse. On pense à la citation de Kafka : « Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. » Sauf qu’il ne s’agit pas ici de littérature mais d’œuvre photographique. Celle de Myr Muratet, qui, dans la continuité de l’exposition qui lui était consacrée à Chaumont en 2019 (lire Politis du 24 juillet 2019), publie un livre époustouflant. Y sont réunis 153 clichés dans leur saisissante nudité : les légendes sont renvoyées en fin de volume et le texte d’accompagnement du poète Manuel Joseph est placé en encart.

Plongeons dans le livre : ici, une pointe contondante scellée au sol, dans le recoin extérieur d’un établissement bancaire, pour interdire à quiconque de s’y abriter ; là, des corps d’hommes endormis, comme disloqués, posés sur des cubes de béton urbains ; ici, des restes -dérisoires d’un camp de Roms ou de réfugiés après sa destruction ; là encore, des SDF dont, pour certains, le prénom est suivi d’une croix : morts ou disparus depuis.

Impossible de nous confronter aux photographies de Myr Muratet sans que quelque chose cède en nous. Sans doute parce que dans ce qu’il nous montre rien n’est solide ni stable, tout est précaire. Le vivant y est sur un fil, traqué, repoussé, indésirable. Oui, indésirable : le vivant qu’il nous montre, on le préférerait mort. « On », c’est-à-dire, au premier chef, les pouvoirs institutionnels : politiques, économiques, administratifs… Mais nous n’y sommes pas tout à fait pour rien. Car ce qu’il nous met sous les yeux, nous l’acceptons – même si, en nous-mêmes, cela nous révolte.

Depuis 2003, Myr Muratet arpente un territoire qui peut s’appeler « Paris Nord » – c’est le titre du livre – mais dont la réalité est extensive. Le photographe se rend dans toute la partie septentrionale de la banlieue parisienne – Aubervilliers, Stains, Bobigny… Et pousse même beaucoup plus loin, jusqu’à Calais, où il a saisi, dans un paysage désolé – la « jungle » venait d’être partiellement détruite –, les sinistres « dispositifs antipersonnel » : double clôture avec barbelés et lames de rasoir, douves…

Les interstices, les no man’s land, les friches sont ses visées de prédilection. Des non-lieux investis par des non-personnes. Plus exactement, par des êtres relégués qui n’ont pas de papiers, pas de visibilité, pas de permis d’exister. Plusieurs photos montrent un corps au repos pris dans une bâche. Quand celle-ci est transparente, l’effet est troublant. Celui dont on voit les contours flous respire-t-il encore ? Respirer, pouvoir respirer : c’est le mot le plus brûlant de notre époque.

Dans ces marges, on attend indéfiniment ; on dort pour passer le temps – sur l’échangeur de la porte de la Chapelle en lisière de la circulation, par exemple. Mais la vie s’y entête aussi, regagne du terrain sur ce qu’on a voulu stérile, désert. À l’image de la riche végétation des friches sur laquelle le photographe porte aussi son attention (1).

Bien sûr, il y a de l’instinct de survie dans la volonté de résister coûte que coûte et de s’adapter à des conditions inhospitalières. Il y a du courage, et de l’ingéniosité aussi. Ainsi ces nombreux poêles de fortune, ou ces volumineux ballots que l’on calfeutre sous le métro aérien. Myr Muratet photographie aussi celles et ceux qui vivent dans ces endroits. Souvent sous forme de portrait, face à l’objectif. La relation de confiance est manifeste. Le photographe n’est pas du genre touriste. Il a établi des liens sur la durée. Avec les Roms, il a même appris le roumain.

Il n’incline pas non plus à l’esthétisation de la misère – trop souvent à l’œuvre chez certains artistes dits engagés. Pourtant, il ressort de ses photographies une puissance plastique incontestable. Question de regard. Avec la même vigueur que Manuel Joseph, dans son texte branque et drôle, met à s’attaquer à la société bien mise, Myr Muratet capte ce qui vibre au cœur du réel le plus démuni. Ses photos ont un fort indice de vérité ; une vérité toujours bonne à montrer.

(1) Voir aussi Flore des friches urbaines, Audrey Muratet, Myr Muratet et Marie Pellaton, éditions Xavier Barral, 2017.

Paris Nord, Myr Muratet, avec un texte de Manuel Joseph, Building Books, 240 pages, 25 euros.

Culture
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