Pierre Zaoui : « Vivre n’est pas seulement survivre »
Longtemps militant de la lutte contre le sida, le philosophe Pierre Zaoui analyse les effets de la pandémie de Covid-19 en termes de contrôle social et de libertés individuelles et collectives.
dans l’hebdo N° 1640 Acheter ce numéro
L’association la plus rebelle de la lutte contre le sida, Act Up-Paris, fut d’abord, pour Pierre Zaoui, une « école politique », quand, dans les années 1990, les grandes utopies du XXe siècle s’effaçaient. C’était surtout « un groupe d’une gravité mais aussi d’une gaieté merveilleuses, où les gens mobilisés n’étaient pas des petits intellectuels tournés vers l’entre-soi, mais des gens qui pensaient et agissaient parce que leurs vies en dépendaient ». Il observe donc aujourd’hui avec attention la pandémie de Covid-19, dix ans après avoir tiré de son expérience du sida un livre de philosophie d’une grande profondeur, La Traversée des catastrophes (Seuil, 2010), véritable « manuel de survie ». Après des études sur Spinoza ou David Hume et un essai sur « l’art de disparaître » (La Discrétion, Autrement, 2013), il propose sur la crise sanitaire actuelle des analyses originales, pas toujours politiquement correctes, mais irrévérencieuses et utilement décapantes.
On a connu, dans la lutte contre le sida, le bareback (prise de risque en renonçant à se protéger). Comment juger, aujourd’hui, les attitudes de refus du port du masque et des autres mesures sanitaires telles que le couvre-feu, le confinement, etc., au nom de la liberté individuelle ?
Pierre Zaoui : Je ne suis pas sûr que l’analogie avec la pratique du bareback, c’est-à-dire le refus d’utiliser des capotes, puisse tenir très longtemps. Déjà en termes de réduction des risques, parce que le sida était une maladie autrement plus létale avant l’arrivée des trithérapies, et aussi parce que la responsabilité n’est pas de même nature : les barebackers ne risquaient que leur vie et celle de ceux avec qui ils faisaient l’amour. Les jeunes qui font des fêtes clandestines, à de très rares exceptions près, mettent plutôt en danger les générations précédentes – c’est à la fois plus grave et moins grave. Ensuite, je suis encore moins sûr que la bonne question face à ce phénomène soit celle de « comment juger ? », surtout avec un gouvernement qui ne cesse pas de juger, de culpabiliser, de pointer du doigt les jeunes, les restaurateurs irresponsables, etc., pour cacher sa propre incurie. Ce qui me stupéfie plutôt, c’est le contraire : l’incroyable consentement de la majorité écrasante de la population, et des jeunes en particulier, qui portent le poids principal de cette restriction des libertés – socialement, économiquement, affectivement, sexuellement –, mais qui l’acceptent malgré tout pour protéger les plus âgés et les plus fragiles. Il ne faut pas tomber dans ce piège, devenu presque la base continue des techniques actuelles de gouvernement, consistant à focaliser l’attention sur des plaisirs buissonniers et des illégalismes marginaux et relativement indolores pour esquiver la seule vraie question politique qui vaille : est-ce qu’il est encore possible de faire en sorte que cette satanée épidémie puisse conduire à une véritable prise de conscience et à une transformation sociale et écologique majeure de nos sociétés ?
Ces contraintes biopolitiques imposées par le pouvoir, ou disons un fort contrôle social induit par les tentatives de réponses à la pandémie, peuvent-elles raisonnablement être contestées dans une posture de désobéissance civile ? Sandra Laugier écrivait récemment avec Albert Ogien, dans Libération : « On ne désobéit pas à un virus. »
Sandra Laugier et Albert Ogien ont évidemment raison de dire que se réclamer des libertés fondamentales, de la désobéissance civile, de la résistance ou encore des « éternels principes de 1789 », comme dirait Monsieur Homais, pour justifier ses incartades aux consignes sanitaires est un peu crétin. Ce n’est pas avec des petites fêtes en loucedé ou en bravant le couvre-feu pour essayer de conclure un plan Tinder que l’on va véritablement résister à la sinistre ambiance néo-pétainiste du jour : travail, famille, Covid… Il n’y a jamais eu autant de fêtes clandestines que sous l’Occupation, et on n’y trouvait pas beaucoup de résistants. Cela dit, sur le fond, il me semble que toute leur tribune se trompe complètement de cible et tombe ainsi dans le piège tendu par la nouvelle hégémonie culturelle de droite. Car, en s’en prenant aux « délinquants sanitaires », ils avalisent, consciemment ou inconsciemment, l’alternative funeste entre, d’un côté, un néolibéralisme qui se veut responsable et biopolitique en prenant soin prioritairement des vies individuelles tout en démontant en sous-main les derniers mécanismes de solidarité collective (hôpitaux, fiscalité, etc.) et, d’un autre côté, un ultralibéralisme libertarien qui vomit toute contrainte et crie à tue-tête « après moi le déluge ». La gauche se perd à prendre parti dans des débats d’où elle est d’avance exclue. Il me semble donc qu’on devrait traiter ces illégalismes pour ce qu’ils sont : des arbitrages à chaque fois personnels et précaires entre santé publique et santé psychique qui ne méritent pas la moindre attention politique, et même peut-être morale. Car qui peut sérieusement en juger de l’extérieur ?
N’assiste-t-on pas ainsi à une certaine perdition intellectuelle dans certaines postures, « à gauche » ou « libertaires », voire « libertariennes », fondées sur le refus de l’obéissance, pouvant verser jusque dans un certain déni de la réalité scientifique et l’acceptation de formes de « triage » des malades ?
Cette question interroge évidemment la très fine lame qui sépare parfois, sur la question des libertés individuelles, l’anarchiste engagé à gauche du libertarien trumpiste. Avec évidemment en sous-texte le danger qui consiste à vouloir surfer sur les petites frustrations individuelles et privées, car la gauche n’est pas bonne pour cela : il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de trumpisme de gauche, et à la fin c’est toujours l’extrême droite qui tire les marrons de ce genre de feu. Maintenant, l’idée de « perdition » me semble trop forte. Là encore, on voit beaucoup de gens craquer en ce moment et dire n’importe quoi, sur les formes de triage dans les services d’urgence (on a pu les comparer avec les formes de sélection à Auschwitz, quelle absurdité et quelle insulte pour les victimes de la Shoah et pour nos soignants !), sur les vaccins, sur presque tout, mais, là encore, tout cela n’est pas forcément très grave. Il n’y a plus beaucoup d’intellectuels, la majorité d’entre eux se sont réfugiés dans une position d’experts, ou de chercheurs hors du monde, et le reste est à la solde des médias mainstream et du pouvoir (ou presque). De même, il n’y a plus beaucoup de signes vitaux à gauche : elle s’est déjà fracturée en partie sur l’Europe, sur l’écologie, sur la politique étrangère. Si elle se fracture encore sur cette pandémie, il n’est pas sûr qu’elle s’en remette jamais. Donc pitié pour les anars, pitié pour les derniers intellectuels de gauche, même quand ils disent parfois des sottises !
Vous écriviez en 2010, dans La Traversée des catastrophes (présenté comme un « manuel de survie »), que « vivre, c’est tomber malade ». Aujourd’hui encore, à l’heure du Covid-19, maintiendriez-vous que cette vulnérabilité demeure indissociable de la condition humaine ?
Je ne suis pas très sûr que cette idée soit encore pertinente pour cette épidémie de coronavirus. À l’époque, je pensais surtout à l’épidémie de sida et aux formes de stigmatisation et de discrimination qui l’accompagnaient, suivant une séparation assez fantasmatique entre bien-portants, qui se croyaient par nature immunisés, et malades, qu’on jugeait déjà morts. Je voulais seulement rappeler que la maladie faisait partie de la vie, non de la mort, et que tout le monde pouvait attraper le sida. Mais aujourd’hui les gouvernements sont au contraire très mobilisés – sans doute parce que les premiers touchés ne sont pas des homosexuels ou des consommateurs de drogues, mais leur électorat ; peu importe, on peut au moins leur savoir gré de cela – et ne cessent de dire « vous êtes tous menacés » en stigmatisant les jeunes qui ont, hélas, choisi la vie, suivant les mots du professeur Delfraissy (qui ne s’est guère bonifié depuis la lutte contre le sida).
Il serait bon de faire aussi entendre une autre voix. De rappeler notamment que vivre n’est pas seulement survivre, mais implique aussi une vie de l’esprit, une vie culturelle, une vie politique. Que retiendra-t-on de cette épidémie ? Qu’a-t-on retenu de la peste d’Athènes ? Les discours des gouvernants et des médecins de l’époque ou bien les récits de Thucydide et de Lucrèce ?
Cette crise sanitaire, due en grande partie à une expansion incessante des échanges du capitalisme mondialisé et donc à la destruction de la planète, n’appelle-t-elle pas un apprentissage de la modestie, ou de la discrétion, mais aussi de la résistance, synonymes de modération ? Des valeurs sans doute « de gauche »…
Je suis bien d’accord, sauf qu’on ne prend guère le chemin d’un tel apprentissage et d’une telle révolution des valeurs ! Celle-ci ne peut passer que par un long travail collectif, intellectuel et culturel, qui ne s’invente pas dans les consciences individuelles, mais dans les lieux publics d’échange et de partage. Or que fait-on ? On ferme les universités, les théâtres, les cinémas, les musées, on laisse ouverts les supermarchés et les lieux de culte, et on engraisse les Gafam et Netflix – qui ne sont pas des modèles de sobriété écologique. C’était encore plus délirant pendant le premier confinement, quand les hypermarchés étaient ouverts et les marchés locaux de plein air interdits ! Mais le monde de la culture a déjà tout dit là-dessus et ça n’a pas l’air d’intéresser grand monde…
Pierre Zaoui Philosophe, ancien d’Act Up, auteur en 2010 de La Traversée des catastrophes.