Se libérer des entreprises « libérées »

La sociologue Danièle Linhart décortique un artifice managérial renforçant l’emprise patronale en niant la conflictualité.

Erwan Manac'h  • 10 février 2021 abonné·es
Se libérer des entreprises « libérées »
© Guido Cavallini / Cultura Creative / Cultura Creative via AFP

C’est une formule magique qui s’impose depuis quinze ans comme une nouvelle doxa managériale : libérer les salariés des règles qui encadrent le travail, placer l’autonomie et la bienveillance au cœur des entreprises, serait gage d’enthousiasme et de prospérité. C’est le schéma des « entreprises libérées », qui séduit des PME comme des grands groupes et semble incarner une (ré)humanisation de l’organisation du travail. En décortiquant les expériences montrées en exemple et grâce à une profondeur d’analyse historique, Danièle Linhart, sociologue du travail au CNRS, y voit au contraire un approfondissement de l’emprise patronale. « La subordination est déguisée, transfigurée, réinventée, […] sublimée en source de bonheur et même de liberté », écrit-elle dans son dernier ouvrage, L’Insoutenable Subordination des salariés.

L’artifice est d’une efficacité redoutable, ajoute l’auteure, qui a signé plusieurs ouvrages de référence sur le travail : « Le management dispose d’une véritable force, qui lui permet de digérer, comme un boa, les critiques et les blocages qui se dressent sur sa route, et de s’en nourrir. »

Derrière leur discours émancipateur, les entreprises libérées individualisent les salariés et les mettent en concurrence. Elles font porter par le collectif les messages managériaux, en misant sur une « autorégulation », plus efficace que la contrainte hiérarchique. Elles maximisent les profits en intensifiant l’investissement subjectif des travailleurs et en supprimant des postes de managers de proximité. Les syndicats sont mis hors jeu et toute contestation collective est discréditée, tandis que les salariés « libérés » n’ont pas en réalité la possibilité de débattre des « enjeux fondamentaux du travail », c’est-à-dire de la maximisation des profits. Au bout du compte, le patron, transformé en « leader », hérite d’un pouvoir « totalitaire ».

La grande victoire de ce « néolibéralisme triomphant », poursuit l’auteure, est de parvenir à extirper les conflits de l’entreprise : « La confrontation se passe ailleurs, dans la cité, sur les ronds-points et dans la rue, comme l’exprime le mouvement des gilets jaunes. »

Ce constat conduit la sociologue à pointer le lien de subordination « inscrit au cœur du contrat de travail salarial », qui ne permet pas de rompre avec les logiques managériales. Faute d’avoir su identifier ce piège, les syndicats et la gauche n’ont pas été capables de promouvoir un autre modèle, d’« imaginer un salariat sans subordination et [d’]inventer ses conditions concrètes d’exercice », estime-t-elle.

Un livre d’une grande finesse, qui aide à ne pas se laisser aveugler par une « liberté »en trompe-l’œil et éclaire sur les raisons de l’affaiblissement des résistances dans les entreprises. Mais aussi une invitation à se réapproprier le travail comme une question politique et à le repenser, radicalement.

L’Insoutenable Subordination des salariés Danièle Linhart, Érès, 288 pages, 25 euros.

Idées
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