Tous les jeux sont permis
La revue Théâtre/Public questionne l’activité centrale de la scène : « Jouer ». Elle en dit la grande diversité des formes et des pensées.
dans l’hebdo N° 1641 Acheter ce numéro
L e théâtre est une pratique sociale. Plus précisément : “une activité sociale particulière”. » Tirés d’un article écrit en 2008, ces mots de l’historien et spécialiste du théâtre Christian Biet résonnent fortement à une époque où seuls professionnels et journalistes sont autorisés à assister à des représentations dans les lieux dévolus au spectacle vivant. Y a-t-il théâtre dès lors que la « pluralité des regards », qui fonde, pour le chercheur, l’acte artistique en question, est réduite à son minimum ? À la lecture du numéro 238 de Théâtre/Public, intitulé « Jouer », la question nous poursuit. Coordonné par Christian Biet, avant sa disparition brutale, qui donne lieu en fin d’ouvrage à de riches et touchantes miscellanées, le dossier de cette revue, fondée en 1974 par le metteur en scène Bernard Sobel, nous offre une passionnante analyse de différentes manières contemporaines de jouer.
C’est par l’Angleterre, via un entretien avec Noma Dumezweni, que commence la traversée dans le vaste territoire du « jouer ». À travers l’expérience très particulière de cette comédienne noire dans un pays où la question de la « diversité » sur les scènes et dans les écoles de théâtre ne se pose que depuis peu, nous sommes d’emblée invités à relativiser nos idées sur le sujet du dossier. Par la même occasion, on en profite pour faire le deuil d’une réponse à l’interrogation suscitée par son titre : qu’est-ce que jouer ? Dans Théâtre/Public, Christian Biet aborde son objet d’étude tout autrement que dans Qu’est-ce que le théâtre ? (Gallimard, 2006), son essai devenu référence. En donnant la parole à dix-sept chercheurs, comédiens et metteurs en scène sur des pratiques particulières du théâtre, il ne propose pas une définition, mais plusieurs.
Le voyage est géographique autant qu’esthétique. L’auteur, metteur en scène et professeur émérite de l’université de New York Richard Schechner nous mène à des lieues de l’Angleterre et de son théâtre encore largement réservé à une petite élite. Simplement intitulée « Playing », sa très scientifique contribution s’attache à la place du jeu – maya et lila – en Inde. Nous voilà à l’opposé du jeu occidental séparé du quotidien et « associé à un défaut de réalité » : dans un monde où les notions de « vrai » et de « faux », et donc de « jeu » au sens commun du terme, n’existent pas. Dans son article « De part et d’autre de la béance », la dramaturge et chercheuse Sabine Quiriconi développe elle aussi une pensée très ouverte du « jouer », comme bon nombre des spécialistes auxquels a fait appel Christian Biet, dont elle prolonge la réflexion sur « le jeu global du théâtre ».
Cette manière d’aborder le sujet permet, dit-elle, d’« envisager sous l’angle du jeu toute démarche artistique – y compris celles qui refusent de se soumettre aux diktats du théâtre de distraction, de l’histrionisme complaisant et/ou psychologique réalistico-naturaliste ». C’est sur une de ces aventures théâtrales rebelles à tous les carcans, au jeu « modéré, mesuré, sans excès », que se penche un autre auteur, Olivier Neveux : Bajazet – En considérant Le Théâtre et la Peste, du metteur en scène allemand Frank Castorf. En décryptant cette œuvre en dialogue constant avec Antonin Artaud, le professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre formule une possible définition du jeu bien attirante : « Et si le jeu était aussi une façon de dire non ? De façon évidente, bien sûr : non à ce monde, à la réalité, à l’évidence impériale de ce qui est. »
« Jouer », Théâtre/Public n° 238, éditions Théâtrales, 136 pages, 16,90 euros.