Une histoire de lutte au fil de « L’Eau vive »
L’Eau vive, récompensé à Angoulême, retrace avec tendresse l’épopée de citoyens ayant résisté de 1986 à 1994 à un projet de barrage pour sauvegarder leur bout de Loire sauvage.
dans l’hebdo N° 1641 Acheter ce numéro
C’est une histoire injustement enfouie dans les oubliettes des luttes écologiques. Une histoire entre passé et présent, qui irrigue encore les veines et la mémoire de ses protagonistes. Des archives vivantes, toujours soudées aux rives de celle qu’ils ont défendue il y a plus de trente ans : la vallée de la Haute-Loire. En 1986, le ministère de l’Environnement, l’Établissement public d’aménagement de la Loire et de ses affluents (Epala) et l’Agence de l’eau Loire-Bretagne signent une charte pour aménager la Loire. D’énormes projets de barrages émergent, dont celui du Serre de la Fare, à quelques kilomètres de la source du plus long fleuve de France.
Objectifs : maîtriser les caprices du fleuve grâce aux retenues d’eau qui éviteront des inondations semblables à celle de 1980 – qui a fait huit morts à Brives–Charensac. Qui permettront aussi de stocker de l’eau pour l’agriculture, de refroidir les centrales nucléaires et de transformer les gorges de la Loire en vitrine touristique – et donc de créer des emplois. Un programme plein de promesses mais qui nécessite d’engloutir 20 kilomètres de nature dont deux villages. Un lourd tribut que refusent de payer les habitants de la vallée. Alors ils créent le comité SOS Loire vivante et s’installent sur le site pour bloquer le chantier. L’occupation non violente cesse en 1994, lorsque Michel Barnier, alors ministre de l’Environnement, annonce l’abandon du programme.
C’est cette résistance citoyenne face aux monstres de béton et au cynisme de la bureaucratie française qu’Alain Bujak et Damien Roudeau narrent dans L’Eau vive. Un récit graphique dense, chargé de tendresse et de souvenirs, auréolé du prix Tournesol au festival off d’Angoulême, qui récompense des albums mettant à l’honneur la défense de l’environnement, la justice sociale, la citoyenneté ou la préservation des espaces. « Les premiers opposants n’étaient pas des militants écolos mais des habitants attachés à leur territoire, refusant de voir leur vallée disparaître. Ils ne manifestaient pas seulement une opposition de principe puisqu’ils ont rapidement proposé un plan alternatif, bien conscients que les crues peuvent être violentes », précise Alain Bujak, qui a passé de nombreuses années dans ces recoins du Massif central et a été bercé par les récits de son grand-père. « Môme, j’imaginais des fermes, des villages, tout un univers englouti sous cette masse d’eau noire, cela me paraissait un peu fou. » Une réminiscence fondatrice pour ce projet, qui a mûri pendant plus de quinze ans.
L’attachement viscéral des habitants à ce territoire ruisselle tout au long de l’album. Les premières pages nous transportent immédiatement dans ce coin de France peu connu, loin de la Loire des châteaux, mais qui fait la part belle à la nature sauvage. Les cases, imposantes, ne sont faites que de verts, de bruns, de bleus, et le trait de crayon de Damien Roudeau croque sans artifice ces paysages tantôt rugueux comme la montagne omniprésente, tantôt aériens comme la Loire au repos. Photographe de métier, Alain Bujak a volontiers cédé la place au dessin mais a toute-fois glissé quelques photographies dans les cases, pour « apporter une touche de réalité, montrer que tout existe ».
Sans être un livre de souvenirs pour les anciens de la lutte, le récit se forge au fil des pérégrinations des auteurs dans la vallée, de leurs rencontres et discussions avec celles et ceux qu’on surnommait « les Indiens » de la Haute-Loire. Nous entrons dans le potager de Denise et René, qui énumèrent les nuits passées sur le campement, même quand des agriculteurs cherchaient à les intimider à coups de douilles de 22 Long Rifle. Nous découvrons Marie-Rose, fusil à la main, prête à accueillir les costards-cravates souhaitant l’exproprier, et son fils, Daniel, qui raconte que des tuiles du toit disparaissaient comme par magie à chaque absence de sa mère, laissant la maison à la merci des intempéries. Il y a aussi l’infatigable Jacques Adam, président des Amis de la Terre du Velay, qui n’avait pas peur de se plonger dans les milliers de pages de l’enquête publique ou des documents techniques pour y débusquer les mensonges. Ou encore Roberto Epple et son combi Volkswagen, qui leur apporte son expérience et les moyens financiers du WWF pour affronter ce combat juridique, médiatique et scientifique. Il est aujourd’hui président de SOS Loire vivante et de European Rivers Network.
« Le récit parvient à montrer les deux facettes de cette mobilisation citoyenne, c’est-à-dire la contribution de grandes ONG (WWF, les Amis de la Terre, France nature environnement…) alliée à l’engagement local de -personnes très diverses (étudiants, activistes, professeurs, retraités, hommes, femmes, jeunes, vieux…) et venant de tout le spectre politique, puisque ça allait de l’extrême droite aux situationnistes, explique Martin Arnould, l’un des jeunes de la lutte, poussé par ses parents, très engagés. Nous aurions probablement assisté à des affrontements feutrés et l’État serait passé en force sans la détermination absolue de ces gens, qui ont parfois vu leur vie basculer pour la sauvegarde d’un fleuve. » Martin Arnould en sait quelque chose : professeur de sport au début de la lutte, il a changé de voie et passé le reste de sa vie à défendre l’environnement (WWF, Loire vivante, le Chant des rivières, le Fonds pour la conservation des rivières sauvages…).
Au-delà de la chronique d’une lutte collective, L’Eau vive esquisse les étapes clés menant une lutte écologiste à la victoire, mais aussi les obstacles externes et internes, et les sacrifices idéologiques pour y parvenir. En résumé : professionnaliser la lutte pour gagner, même si cela hérisse le poil de certains. Les mêmes forces et imaginaires qu’on retrouve à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, pour la victoire contre le Center Parcs de Roybon, dans la lutte de Sivens, du triangle de Gonesse… Malgré une victoire sans appel – l’État a suivi les recommandations de la société civile en mettant en place le plan Loire grandeur nature –, cette mobilisation de longue haleine n’a pas imprégné les imaginaires comme celle du Larzac, elle n’est pas devenue un symbole comme celle de Notre-Dame-des-Landes.
« La lutte de SOS Loire vivante a construit les premières fondations d’une nouvelle culture du risque inondation en France, et pourtant elle n’est pas reconnue, regrette Martin Arnould. D’abord parce qu’en France les ONG ont peu d’adhérents et ne pèsent pas assez dans la discussion démocratique face à un État encore trop jacobin. Et ce dernier n’aime pas les changements induits par la société civile. D’autre part, les ONG et les élus, en particulier ceux de la Haute-Loire, se sont peu approprié le Plan Loire Grandeur Nature, car c’était un compromis assez en avance sur son temps. » En effet, seul le barrage de Serre de la Fare a été abandonné, d’autres projets ont été réalisés.
Des leçons à tirer du passé pour mieux aborder les mobilisations futures et proposer une autre définition de l’écologie, un autre rapport à la nature. « Pour mes enfants, de 19 et 22 ans, la protection de la nature, c’est forcément lointain ! Porter attention à la prairie voisine, par exemple, est tout aussi important que de se préoccuper des forêts de Colombie. L’important est de faire un bon usage du monde, à l’opposé des politiques d’aménagement du territoire qui ne passent que par l’injonction de rentabilité de l’homme sur la nature. Il faut un autre rapport aux rivières, aux fleuves, ne plus construire n’importe où, replanter des haies, refaire des bosquets… et remettre en place tout ce qu’on a défait ! », poursuitMartin Arnould. Un devoir de mémoire audacieux tourné vers l’avenir pour rappeler que « la Loire ne se laisse pas dompter ».
L’Eau vive. Un grand combat écologique aux sources de la Loire, Alain Bujak et Damien Roudeau, Futuropolis, 152 p. 23 euros.