Ventre à terre

Extrait d’un récit autobiographique en cours d’écriture dans lequel l’auteur, romancier, raconte le viol qu’il a subi de la part de son oncle quand il avait 8 ans. La suite s’attache à comprendre les mécanismes de sidération qu’a laissés dans son existence ce traumatisme originel.

Politis  • 10 février 2021 abonnés
Ventre à terre
© JOEL SAGET / AFP

Au retour, en bordure de la forêt, mon oncle a ralenti. Il a viré brusque et s’est engagé en première dans une sente qui finissait en cul-de-sac au milieu d’une clairière. Je ne connaissais pas cette sente, je ne connaissais pas cette clairière. On n’allait jamais dans cette partie de la forêt, trop loin de la maison, plus loin que l’école. La pente était forte, la camionnette a peiné. Mais les ornières étaient peu profondes, grâce au temps sec depuis plusieurs jours. Arrivé dans la clairière, mon oncle a coupé le moteur, il est sorti de la voiture. Il a rallumé le mégot de la Gitane maïs qu’il avait toujours à la bouche. Il m’a demandé si j’avais envie de faire pipi. Il s’est dirigé vers les fougères. Il a fredonné quelques notes, puis il s’est tu. Il a regardé dans ma direction. Je voyais ses yeux derrière les gros verres de lunettes. Il m’a fixé. Il est resté encore un long moment à faire pipi. Il est revenu vers la voiture en boutonnant sa braguette. Il a ouvert la portière de mon côté. Il voulait que je sorte prendre l’air. Il m’a souri. Il a eu ce drôle de geste des épaules qu’il a parfois, comme une femme qui chasse une pensée.

– On fait une pause. Sors, ne reste pas là-dedans.

Il voulait encore que je fasse pipi. Je lui ai dit que je n’avais pas envie. J’avais fait chez la dame tout à l’heure. Ah oui. Il a fait semblant de se souvenir. Il a contourné la voiture et s’est assis sur le siège avant. Il a mis son coude sur le volant. Il s’est collé à moi. Il sentait le vin. Il en avait bu quelques verres chez sa cliente. Il a imité ma moue en tendant les lèvres. Il se moquait de moi parce que j’avais peur. Il m’a demandé si je savais qu’on pouvait dormir à l’arrière. Je ne savais pas, je croyais que c’était une camionnette pour les chantiers, pour mettre le bois et les outils.

– Viens, tu vas voir. Je me suis tassé sur mon siège. Viens, je vais te montrer.

Pourquoi est-ce qu’on ne rentre pas à la maison, comme il avait dit à maman ? Je n’ai pas osé lui demander. Je l’avais vu en colère avec mes cousines. J’avais vu voler les claques, je savais qu’il pouvait être méchant.

– Tu n’as pas peur de moi quand même, il a dit en me caressant les cheveux. Viens, je vais te montrer comment c’est aménagé.

Je n’entends plus rien. Je n’entends plus les oiseaux. Je n’entends plus les voitures qui passent sur la route en bas. Je suis allongé sur le ventre, sur une couverture dépliée posée sur le plancher. Je ne sens pas le contact. Sauf la tête. Ça fait froid sur la joue. Je ne le vois pas. Il est derrière moi. Je le sens. Il n’est pas lourd. Je l’entends respirer. Mon short et mon slip sont baissés jusqu’aux chevilles. Quelque chose entre dans mes fesses. Je ne comprends pas ce qui se passe. Je n’ai pas vraiment mal. C’est plutôt comme une irritation, comme quand on a du mal à faire caca. Parfois je sens la chose, parfois je ne la sens plus. Ça dure longtemps cette chose dans mon derrière. Il n’y a plus aucun bruit. Sauf lui qui respire fort. Plus la chose entre dans mon derrière, jusqu’au plus profond qu’elle peut, plus il respire fort. Je ne peux pas tourner la tête, j’ai l’impression qu’il me la maintient de force, pourtant je ne sens pas sa main sur mon crâne. Il est collé à moi, je suis collé à la camionnette, mais je ne le sens pas. Je suis paralysé. Je ne dois pas bouger. Je sais que je ne dois pas le regarder faire ce qu’il fait. Je ne dois pas pleurer, je ne sais pas pourquoi, mais il ne faut pas que je pleure. Il faut que j’attende que ce soit fini. C’est la seule chose à faire, attendre que ça s’arrête, ne pas le regarder, ne pas le mettre en colère. Si je me retourne, si je pleure, si j’essaie de savoir ce qu’il fait, il va me gifler. Comme il fait avec ses enfants. Mais pourquoi il me giflerait, je n’ai rien fait, et il a été plutôt gentil avec moi depuis qu’il est venu me chercher tout à l’heure. Je ne comprends rien. Je ne sais pas ce qui m’arrive. J’ai un petit peu mal maintenant. […]. Je ne dois pas pleurer. Il serait en colère et je ne veux pas qu’il me gifle. Enfin la chose sort de mon derrière. Il respire moins fort. Je ne sais pas ce que je dois faire. Je n’ose pas bouger. La camionnette ne bouge pas non plus. Je n’entends plus rien du tout. Je n’ai pas pleuré.

Il est près de moi maintenant, debout à côté de la 2 CV camionnette. Il tangue d’un pied sur l’autre, on dirait qu’il danse, qu’il cherche des mots. Il allume une cigarette. Il se calme. Il est très doux, tout à coup. Il me regarde. Il me supplie de ne rien dire. Il me prend par les épaules. Tout ce que je pourrais dire ferait beaucoup de peine à mes parents. Il ne faut surtout rien dire, il ne faut pas inquiéter mes parents, ça leur ferait énormément de peine.

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