Annuler la dette, la question qui divise les économistes de gauche
Le débat sur la dette cache des enjeux politiques cruciaux plus compliqués qu’il n’y paraît. Six questions pour y voir plus clair.
dans l’hebdo N° 1643 Acheter ce numéro
Le vertige des chiffres, le poids des arguments d’autorité et l’extrême complexité de la mécanique financière ne facilitent pas la clarté des débats. La gestion de la dette Covid sera pourtant l’un des points les plus disputés du débat politique de l’après-pandémie, notamment au sein de la gauche, où chacun cherche un message clair et un remède efficace contre la toute-puissance de la finance.
Pourquoi la dette publique est-elle un problème ?
La dette atteignait fin septembre la somme record de 2 674 milliards d’euros, soit 116,4 % de la totalité de la richesse créée en une année en France (le PIB). Une somme rondelette… Mais le chiffre sur lequel devraient se focaliser les esprits est celui, moins anxiogène, de la charge des intérêts de cette dette. Autrement dit, ce que coûte chaque année au budget de l’État cette dette accumulée. Avec un montant de 35,8 milliards d’euros en 2020, il s’agit de la 3e dépense nationale, derrière les budgets de l’Armée et de l’Éducation nationale. Une manne énorme donc, que se partagent les banques privées, compagnies d’assurances et fonds d’investissement, dont beaucoup sont étrangers.
Pour autant, et malgré l’explosion des dépenses avec la crise du Covid, la situation reste sous contrôle. La charge de la dette ne dépend pas uniquement de la quantité de dette contractée, mais surtout des taux d’intérêt réclamés par les créanciers. Et, depuis 2015, ils sont très bas, voire négatifs, parce que les prêteurs sont disposés à payer pour mettre leur argent à l’abri des orages qui s’annoncent, en le prêtant aux États qui sont réputés infaillibles. À la différence d’une entreprise ou d’un ménage, un État est immortel. Il peut donc emprunter pour rembourser sa dette et la faire « rouler » éternellement. Ce phénomène de taux bas est renforcé par la pluie de cash déversée par la Banque centrale européenne (BCE), qui rachète des dettes publiques pour calmer les angoisses du système financier.
Toutefois, une remontée des taux n’est pas exclue et certains économistes estiment qu’une telle dette représente une bombe à retardement et un risque majeur de devoir affronter des décennies d’austérité. Ces derniers jours, la courbe des taux d’intérêt de la dette à dix ans inquiète la planète financière. Ils sont repassés temporairement dans le positif pour la France (passant de – 0,32 % début janvier à + 0,1 % le 26 février).
Qui pourrait l’annuler ?
Pour les partisans de l’annulation, la BCE, qui a racheté un quart de la dette européenne, pourrait annuler ce qu’elle détient sans que personne ne soit lésé. Cela dégagerait l’horizon des États européens et leur permettrait d’investir dans la « reconstruction écologique et sociale ». En outre, cela mettrait fin à une situation ubuesque : « Nous nous devons à nous-mêmes 25 % de notre dette et, si nous remboursons cette somme, nous devrons la trouver ailleurs », écrivent 150 universitaires européens dans une tribune publiée dans Le Monde le 5 février. En 1953, l’Allemagne a bénéficié d’un effacement des deux tiers de sa dette publique pour lui permettre de se relever de la Seconde Guerre mondiale, soulignent-ils.
Certains économistes libéraux prêchent également en faveur d’une annulation des dettes détenues par la BCE, comme une manière d’assainir ponctuellement la situation et d’éviter que le système ne soit remis en question.
Pourquoi ça ne fait pas l’unanimité ?
L’annulation des dettes détenues par la BCE est combattue par beaucoup d’économistes, y compris parmi les « hétérodoxes ». Ces derniers jugent que la situation reste sans danger, au regard du rôle de pompier qu’endosse la BCE depuis des années. Ils soulignent l’exemple du Japon, dont la dette avoisine les 240 % du PIB sans que la situation soit pour autant hors de contrôle.
Une annulation serait selon eux inutile, mais aussi potentiellement dangereuse, car elle pourrait déséquilibrer le système financier, dégrader la sacro-sainte confiance des investisseurs et faire remonter les taux d’intérêt. Ce qui finirait par créer le problème qu’on prétendait régler.
Ce débat est aussi tactique. Beaucoup d’économistes de gauche préfèrent militer en priorité pour une réforme des règles de rigueur européennes, pour un plan de relance bien plus ambitieux, ou en faveur d’un virage écologique de la BCE.
Que fait le gouvernement ?
L’heure est à la mise en scène d’un grand audit. Le haut-commissaire au Plan, François Bayrou, a été le premier à rendre sa copie, le 25 février. Il prône un cantonnement de la dette Covid pour « différer l’amortissement » de dix ans. Une manière de gagner du temps sans toucher au statu quo. Ses conclusions ne devraient pas être démenties par la commission sur l’avenir des finances publiques, dont on attend les conclusions prochainement. Un audit de la Cour des comptes devrait suivre également, même si son président, Pierre Moscovici, s’est déjà dit formellement opposé à l’idée d’une annulation.
Que fait l’Europe ?
Malgré elle, l’Europe bouge. Avec la crise du Covid, la Commission européenne n’a eu d’autre choix que de suspendre son « pacte budgétaire » (1). Sa réactivation sera discutée à partir de la mi-2021, mais la situation est tellement dégradée qu’il est désormais admis que les règles européennes devront être réformées. La présidente de la BCE, Christine Lagarde, a écarté début février toute annulation. Une telle option nécessiterait un vote à l’unanimité des États de la zone euro, qui reste à ce stade peu probable. Mais le dogme économique européen pourrait s’infléchir. Il a déjà évolué avec, chose encore inimaginable il y a à peine un an, des investissements communs dans le cadre d’un plan de relance.
Qu’en disent les partis politiques ?
Marine Le Pen s’est récemment prononcée contre toute annulation, estimant que le remboursement était une question « morale essentielle ». Même credo chez LR, où un débat existe néanmoins sur l’opportunité d’échelonner le remboursement. Plus à gauche, les positions sont moins tranchées. Le socialiste Boris Vallaud et l’écologiste Yannick Jadot n’estiment pas nécessaire, à court terme, d’annuler la dette, tandis qu’Arnaud Montebourg défend une annulation « concertée ». L’eurodéputée de Place publique Aurore Lalucq, le probable candidat à la primaire EELV, Éric Piolle, ainsi que le PCF sont sur la même ligne. La France insoumise a déposé à l’Assemblée en mai une proposition de résolution pour l’annulation de la dette et Jean-Luc Mélenchon se prononce en faveur d’une annulation assortie d’un accroissement du plan de relance.
(1) Maintien du déficit sous les 3 % du PIB et de la dette à moins de 60 % de ce dernier.