Au Liban, l’horizon est toujours bouché
En proie à la plus grave crise économique de son histoire, le pays s’enfonce chaque jour un peu plus dans la crise politique. La population paie le prix fort, sans aucune perspective de sortie.
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Ambiance morose dans les rues du quartier -Gemmayze, au cœur de la capitale libanaise. Il y a un an et demi encore, c’est ici que se retrouvait la faune nocturne, entre bars branchés et restaurants internationaux. Aujourd’hui, c’est un quartier en chantier permanent. L’explosion, le 4 août 2020, du port de Beyrouth, situé à quelques encablures de là, a touché la totalité des immeubles.
« Il n’y a même plus d’éclairage public le soir », regrette Thérèse, la cinquantaine, propriétaire d’un petit magasin d’alimentation dans la rue Gouraud. « Chaque jour, on doit réajuster les prix de la veille en fonction de l’évolution du cours de la livre libanaise. On est censés fermer la boutique à 20 heures en raison du confinement. Mais il y a tellement peu de clients à cause de la crise qu’on ferme dès 18 heures. »
Difficile de suivre le fil des calamités qui se sont abattues sur le pays depuis le mois d’octobre 2019 et la « Thawra », le mouvement de contestation populaire qui visait à faire tomber le système confessionnel et une classe politique corrompue au pouvoir depuis la fin de la guerre civile (1975-1990). La crise économique qui couvait depuis plusieurs années a explosé en même temps que la colère populaire, mettant un terme au pari politico-financier sur lequel reposait le pays depuis les années 1990. En quelques mois, la livre libanaise, qui grâce à des ingénieries financières de la banque centrale libanaise jouissait depuis 1997 d’un taux de parité fixe avec le dollar (un dollar pour 1 500 livres, qui reste le taux officiel) a commencé à chuter brutalement. Aujourd’hui, elle a perdu près de dix fois sa valeur et s’échange au marché noir entre 13 000 et 15 000 livres pour un dollar. Il y a un an, la crise sanitaire et les confinements successifs ont porté un coup supplémentaire à une économie déjà exsangue, avant que l’explosion du port de Beyrouth, avec ses 207 morts, ne vienne ajouter l’horreur au désespoir.
De même que l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth n’avance pas, entravée par des tiraillements politiques, aucune solution économique ne semble se dessiner. Le cercle vicieux s’incarne notamment à travers Saad Hariri, Premier ministre démissionnaire sous la pression de la rue en octobre 2019, de retour aux affaires depuis le mois de novembre avec la tâche de former un gouvernement de sauvetage financier. Pas plus que Mustapha Adib, son prédécesseur, le leader de la communauté sunnite n’a réussi pour l’instant à remplir sa mission, sur fond de querelle entre les différents leaders politiques autour de l’attribution des portefeuilles ministériels. Un bras de fer est engagé entre Saad Hariri et le chrétien Michel Aoun, président de la République, qui cherche à assurer le tiers de blocage à sa formation politique, le Courant patriotique libre.
Le système confessionnel empêche les chefs communautaires de prendre la moindre décision.
Ces calculs politiques, qui semblent dérisoires au vu de la situation du pays, sont à mettre en perspective avec une année 2022 chargée sur le plan électoral, avec trois scrutins (municipal, parlementaire et présidentiel) dont tout porte à croire qu’ils seront reportés. « Le Liban est entré dans un processus de désintégration dans lequel chacun des acteurs essaye de sauver sa peau. En termes de positionnement politique, il faut pouvoir rejeter la faute sur l’autre. Côté stratégique, chacun veut une place dans la future composition, car le gouvernement qui sortira de ces tractations sera là pour rester longtemps. Il sera encore en place en 2022, lorsque le président Aoun finira son mandat et qu’il y aura, selon toute vraisemblance, une vacance présidentielle », explique Karim El Mufti, enseignant-chercheur en science politique et en droit international.
Sur le plan économique, la situation se dégrade chaque jour un peu plus pour les habitants. Dans les grandes surfaces de la capitale, les bagarres pour s’arracher un paquet de lessive ou du lait en poudre deviennent monnaie courante. Près d’un Libanais sur deux vit désormais sous le seuil de pauvreté. Le taux d’inflation annuel s’est élevé à 85 % en 2020 tandis que le prix du panier moyen des ménages libanais a pratiquement doublé. Le salaire minimum, qui s’élevait à 675 000 livres, soit 450 dollars au taux officiel, n’équivaut plus qu’à 72 dollars aujourd’hui. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Programme alimentaire mondial (PAM) ont récemment ajouté le Liban sur la liste des pays menacés par la famine.
Sur le front sanitaire, la gestion erratique de la crise du Covid-19 et l’incapacité des hôpitaux à libérer des lits en réanimation ont déjà causé la mort de 6 000 personnes. « 80 % du parc hospitalier est privé au Liban. Or ces hôpitaux sont tous au bord de la banqueroute, explique le docteur Salim Adib, épidémiologiste à l’hôpital de l’Université américaine de Beyrouth. Il y a théoriquement 15 000 lits capables d’accueillir les malades, mais la plupart sont fermés parce que les hôpitaux n’ont plus de quoi payer le matériel et le personnel médical. C’est catastrophique. » La campagne de vaccination, lancée mi-février et sur laquelle flottent déjà des rumeurs de corruption, ne s’annonce pas sous les meilleurs auspices.
Dans la capitale libanaise, les centaines de milliers de personnes qui défilaient dans les rues à partir d’octobre 2019 ont disparu. L’incapacité des groupes issus de la Thawra à incarner un projet politique alternatif et leur frilosité à endosser le rôle de représentant politique du soulèvement populaire, par peur d’être taxés d’opportunisme, ont brouillé les pistes. Les mesures de confinement n’ont pas aidé à entretenir la flamme de la contestation, définitivement éteinte depuis l’effondrement brutal de la livre libanaise. « La crise économique est pain bénit pour les réseaux de clientélisme traditionnels. C’est grâce à eux que vous allez avoir votre ration d’essence à prix d’ami, un lit à l’hôpital pour votre père qui souffre du Covid. On met ses principes de côté pour un médicament, une miche de pain. Ce clientélisme explique comment la population survit. Les Libanais y vendent leur âme et leur dignité, faute d’alternative », explique Karim El Mufti.
À travers son mouvement Citoyens et citoyennes dans un État, l’économiste -Charbel Nahas pousse en faveur d’une transition du système confessionnel vers un État laïque qui passerait par une négociation avec les chefs communautaires, suivie de la formation d’un gouvernement doté de pouvoirs législatifs exceptionnels pour une période de dix-huit mois. « On ne se fait pas d’illusions. Ça ne peut pas changer du jour au lendemain, mais c’est la seule voie possible pour sortir de la crise, avance Charbel Nahas. Dans le cadre d’un système confessionnel comme le Liban, les chefs communautaires sont dans une situation fonctionnellement bloquée qui les empêche de prendre la moindre décision. Car ils ont tout à perdre à proposer des alternatives qui dépassent leur carcan communautaire. Un leader ne gagnera jamais l’appui de ceux qui ne sont pas dans sa communauté, mais il pourrait perdre sa base électorale. La chose qu’ils redoutent le plus, c’est d’avoir à prendre des décisions. Ce faisant, ils entraînent le pays vers une crispation politico-identitaire qui peut devenir sécuritaire. »
Face aux atermoiements de la classe politique, la pression internationale incarnée par l’initiative d’Emmanuel Macron n’a pas porté ses fruits. En donnant carte blanche à la classe politique traditionnelle pour former un gouvernement de technocrates susceptible de mettre en marche des réformes structurelles, le président français n’a fait qu’octroyer un sursis à la classe politique au pouvoir. Le changement de ton récent du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, accusant les responsables libanais de « non-assistance à pays en danger », n’a pas non plus fait bouger les lignes.
Jusqu’où le Liban peut-il continuer sa descente aux enfers ? De l’avis de certains observateurs, c’est l’existence même du pays qui est menacée. Il faudra sans doute attendre l’aboutissement du rapport de force entre les différents partis politiques au pouvoir pour savoir si un compromis pour l’intérêt public est possible. « Malheureusement, l’avenir est très sombre. Sans adhésion à un projet politique, le Liban peut disparaître, commente Karim El Mufti. Que faire quand un pays ne sait plus se gérer ? On n’est pas dans un cas classique d’intervention comme en Syrie ou en Irak. Pour un État qui ne se gère plus, comme la Somalie, nous n’avons jamais trouvé de solution. Si le pays existe encore, c’est grâce aux Somaliens. Mais est-ce que les Libanais auront les ressources suffisantes pour faire de même ? »