Benjamin Lemoine : « L’État doit gouverner la finance et non l’inverse »
Annuler, cantonner, échelonner… La dette Covid fait l’objet d’une controverse vivace, qui devrait durer. Et si les véritables enjeux étaient ailleurs ? s’interroge Benjamin Lemoine.
dans l’hebdo N° 1643 Acheter ce numéro
Que faire de la montagne de dettes héritée de la pandémie ? La question focalise toutes les attentions et draine beaucoup de fausses évidences. L’« ordre de la dette » est en effet construit pour servir de verrou à une seule manière de gérer l’économie, prévient le sociologue Benjamin Lemoine. Il pioche dans l’histoire contemporaine l’exemple d’un fonctionnement radicalement différent, dans lequel l’État avait la main sur les canaux financiers.
François Bayrou, haut-commissaire au Plan, préconise de « cantonner » la dette Covid et de repousser son échéance. Qu’en pensez-vous ?
Benjamin Lemoine : La « stratégie de reconquête » du haut-commissariat au Plan part du constat que le discours lancinant et catastrophiste sur la dette, centré sur la critique d’un État obèse, d’un excès de dépenses, et sur l’obsession de la discipline budgétaire, n’est plus audible. Parce que de l’argent a été trouvé comme « par magie » et que les vannes de la dépense publique ont été ouvertes pendant la pandémie. C’est le mythe de « l’État en faillite », qui constitue la ligne majeure du pouvoir en place depuis trente ans, qui menace de s’effondrer. Le haut-commissariat analyse cela comme un « risque de dérive de l’opinion » et propose de « reconstruire une conviction civique partagée ». Seulement, ce récit ne fait qu’aménager à la marge des fondamentaux maintenus à tout prix. Et on se donne une dizaine d’années en opérant « un différé d’amortissement ». L’idée est de cantonner dans un compte spécial la part de dette empruntée pendant la pandémie et d’étaler son remboursement. Le message est donc que l’on entame le chemin de croix du remboursement, mais en le repoussant après la « reconstruction ». Le vice est qu’on naturalise une différence entre une dette Covid qui serait « involontaire » et qui bénéficiera d’un traitement de faveur et une dette qui résulterait d’un excès de dépenses de fonctionnement – dans lequel on retrouve la santé, l’éducation – et qui ne sera pas épargnée par l’austérité.
Quels problèmes politiques pose ce que vous appelez l’« ordre de la dette » ?
La remise incessante à l’agenda politique de la dette n’est pas qu’une histoire d’idéologie. Les prêteurs ont besoin d’une certaine dose de dettes pour y placer leur épargne de manière sécurisée. Mais, pour que ce placement soit sans risque, la dette doit rester sous contrôle, à l’abri d’un excès de démocratie. Le problème politique de l’ordre de la dette, c’est donc la façon dont des institutions et la classe dirigeante priorisent, protègent et chérissent les prêteurs vis-à-vis des demandes sociales légitimes d’argent public. Le directeur de l’Agence de la dette française disait s’ajuster pour « ne pas forcer la demande naturelle des investisseurs (1) ». Lorsqu’ils achètent de la dette publique française, les créanciers investissent dans un ordre économique et social et des réformes (celles des retraites, de l’assurance chômage ou pour baisser le « coût du travail »).
A contrario, l’insoutenabilité de la dette est un moment où la société et l’État sont forcés de remettre en cause la supériorité des créanciers sur celles et ceux qui bénéficient des dépenses publiques et sociales. La question fondamentale est donc celle de l’alignement d’une société sur ces impératifs financiers : jusqu’à quand ? Et dans quelles conditions ? Le « récit civique » de la dette que le gouvernement cherche à réinstaurer aujourd’hui est un outil de contrôle de l’opinion et de la société.
Vous soulignez qu’il a déjà été possible, pour les États, de se financer sans avoir recours aux marchés financiers, par un « circuit national du Trésor ». De quoi s’agit-il ?
Durant les Trente Glorieuses, l’État se finançait via des canaux et des procédures contrôlés publiquement et administrativement. Ce circuit, très technocratique, mettait en place un État banquier, centre de collecte des liquidités et de l’épargne, qui finançait ses déficits essentiellement par la monnaie. Les PTT, par exemple, étaient dans l’obligation de déposer chaque jour au Trésor un montant équivalent aux recettes des timbres vendus pendant la journée. Cet État était aussi capable de flécher des investissements et de peser sur la destination finale de l’argent mis en circulation via la dépense publique.
La sécurité du financement de l’État est alors jugée prioritaire, à cause des traumas des crises de trésorerie de l’entre-deux-guerres. On considère qu’on ne peut plus faire dépendre la reconstruction du pays de l’opinion du rentier. Le recours à des séances de marché pour emprunter auprès des banques ne réapparaît qu’à la fin des années 1960.
Pour schématiser, il faut imaginer, entre la Banque centrale, le Trésor, les banques et le système financier, un tout politique et institutionnel articulé et coordonné. L’opposé du modèle contemporain où des banques centrales, indépendantes, agissent au nom de la technique et à l’abri du souverain. C’est la finance privée qui est banquière exclusive et investisseuse. L’État est devenu une « entité investie », en concurrence, dans un contexte de finance globale, avec d’autres États qui peuvent être plus « attractifs ».
Quelle différence cela fait-il avec le système actuel ?
C’est un esprit et un rapport de force qui ont disparu. Ce système subordonnait la finance. Les banques étaient soit nationalisées, soit vassalisées ou satellisées dans le système-circuit à la tête duquel on trouvait le ministère des Finances, ou étroitement contrôlées. Surtout, la distribution du crédit était segmentée : certains établissements bénéficiaient de privilèges (fiscalité avantageuse, bonification des prêts, emprunts garantis par l’État) quand d’autres subissaient des entraves réglementaires. On pouvait favoriser un secteur de l’économie qu’on estimait essentiel à développer.
Aujourd’hui, avec la quasi-exclusivité de la banque privée et au nom de la concurrence, l’État se retrouve interdit dans son rôle de banquier et d’investisseur direct. Tout passe par la médiation des banques commerciales et de la finance privée, y compris le financement des déficits. C’est en ce sens qu’il faut plaider pour réinjecter de la pluralité, et du public, dans les modes de financement de l’État comme de l’économie.
Aujourd’hui, les rachats de titres de dette publique par la Banque centrale européenne (BCE) assurent une sécurité aux États et des taux faibles. Mais cela reste à la discrétion d’une institution sur laquelle le politique et la société n’ont plus directement prise. Nous ne sommes pas à l’abri d’un retournement de cette technocratie face à un gouvernement qui lui déplairait et irait contre les financiers privés – le scénario de la Grèce.
Politiquement, cette proposition est-elle de nature à faire consensus ?
Gouverner la finance, l’orienter, la canaliser et la contrôler, plutôt qu’être gouverné par elle, me paraît pouvoir convaincre largement. D’autant que la haute finance représente une fraction restreinte de la population. La note de François Bayrou évoque une « dette de guerre ». Cette analogie guerrière peut être prolongée face à la pandémie comme face à l’urgence climatique. Or, lorsque les dirigeants mondiaux ont abouti, en 1944, au consensus de Bretton Woods, il n’était pas concevable que les États soient entièrement dépendants du système financier privé et dérégulé pour conduire les investissements dont ils avaient besoin au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Surtout, le rapport de force politique, le poids du Parti communiste, la disqualification du patronat dans la collaboration, l’ampleur des besoins de reconstructions… tout cela justifiait la reprise en main du système financier. Aujourd’hui, de nombreuses conditions objectives sont réunies, comme le chômage, la pauvreté ou le dérèglement climatique.
Faut-il annuler la dette Covid détenue par la BCE, comme le préconisent cent cinquante économistes réunis notamment autour de Thomas Piketty ?
Le pari de l’annulation repose sur l’idée qu’il faut tuer dans l’œuf la possibilité d’une instrumentalisation austéritaire du volume de la dette, en annulant la partie de la dette publique rachetée par la BCE. L’opération n’aurait pas d’effet économique immédiat, mais pourrait permettre dans un second temps de réinvestir la somme annulée dans l’écologie. Toutefois, à cadre de financement inchangé, cette perspective dépend de l’adhésion des marchés.
Le rejet de cette proposition par la BCE, comme les réactions d’investisseurs qui y voient une intrusion du politique dans le monétaire ouvrant la voie à « l’aléa moral » sur leurs propres créances, montre les difficultés. Mais l’enjeu d’investissement écologique et de -fléchage des crédits posé par cette proposition est éminent. Il faut agir sur les modes de financement des États comme sur le cadre institutionnel qui assure la sécurisation de cet enjeu.
Pourtant, annuler la dette détenue par la BCE ne coûterait pour ainsi dire rien…
Le coût potentiel dépend de paramètres institutionnels et politiques propres à la BCE. Les États ne percevraient plus les dividendes versés par la BCE, en raison des pertes qu’on lui ferait assumer. Il pourrait également être décidé d’exiger une recapitalisation ultérieure par les pays membres, ce qui diminuerait à terme le bénéfice budgétaire de l’opération. On pourrait aussi imaginer que la proposition d’annulation soit arrachée aux instances européennes, mais, au vu des rapports de force intra-européens, le réinvestissement écologique serait probablement conditionné à des réformes structurelles (sur le marché du travail, la sécurité sociale, le contrôle de la dépense publique, le coût du travail, les retraites) qui ne vont pas dans le sens souhaité.
La BCE devrait-elle être réformée ?
La question de la subordination de la BCE au politique est essentielle. Il faudrait inscrire dans les textes le rôle de prêteuse en dernier ressort de la BCE aux États, afin de sortir d’un régime discrétionnaire qui laisse place à l’incertitude. Il faut des instances démocratiques pour suppléer politiquement à ses décisions, en assumant des orientations sociales et écologiques dans ses relations au système financier. Pendant les Trente Glorieuses, le Conseil national du crédit réunissait des agents des finances et de la Banque de France, mais aussi des syndicalistes et des patrons, et aidait à planifier l’allocation du crédit à l’économie.
Faut-il, selon vous, renforcer le plan de relance ?
Bien sûr. De nombreux économistes montrent que des avancées économiques, sociales et écologiques seraient possibles en assumant d’autres choix sur la façon de dépenser l’argent public : moins de crédits d’impôt en faveur des entreprises, plus de commandes publiques et d’injections de pouvoir d’achat. Surtout, il faut remettre en place les outils d’un État investisseur. Jusqu’à présent, et pendant la pandémie, l’État a assuré le rôle d’assureur de l’économie privée.
Que répondez-vous à ceux qui pourraient vous accuser de vouloir distribuer de l’« argent magique » ?
C’est une critique déjà ancienne. Keynes était surnommé « le magicien de Cambridge » par certains détracteurs. Les politiques budgétaires actives s’appuyant sur un État banquier créent un cercle vertueux presque auto-alimenté. La difficulté supplémentaire de la situation écologique actuelle est qu’on ne peut faire tout reposer sur la croissance économique sans limites. D’où l’importance de reprendre la main sur les moyens de financement et les choix de leur allocation. Ceux qui fustigent l’argent magique postulent la rationalité du marché face à l’irrationalité de la politique et cherchent à poser des verrous sur la démocratie. Cet ordonnancement du monde n’est aujourd’hui plus tenable.
(1) « Le débat sur l’annulation de la dette détenue par la BCE est contre-productif », Anthony Requin, _Alternatives économiques__,_ 12 février 2021.
Benjamin Lemoine Chercheur au CNRS-Université Paris-Dauphine (PSL) et membre du conseil scientifique du laboratoire d’idées Intérêt général.