Charles Tillon, un héros communiste broyé au XXe siècle

Une passionnante biographie retrace le destin de cet ouvrier breton devenu chef des FTP durant la Résistance puis ministre à la Libération. L’auteur n’est autre que son petit-fils.

Olivier Doubre  • 31 mars 2021 abonnés
Charles Tillon, un héros communiste broyé au XXe siècle
Charles Tillon en 1952.
© AFP

Pauvre Parti communiste français (PCF) ! Et pauvre Troisième Internationale… Mais qu’avait donc ce grand parti, avec ses centaines de milliers d’encartés, sinon des millions (après la Libération), à ne cesser d’exclure les meilleurs des siens ? Une évolution, suivant là une morgue toute stalinienne, qui le mènera progressivement à une lente déchéance, sur fond de révélations des crimes de masse d’un système soviétique que le PCF s’obstinera à défendre jusqu’au bout. Ce qui n’a pas peu contribué à sa descente dans les abîmes électoraux. Car, si cela peut surprendre aujourd’hui les plus jeunes générations, il fut un temps, à la Libération, où le PCF, auréolé de son rôle dans la Résistance, recueillait près de 30 % des voix. Et ne craignait pas, alors, d’exclure nombre de ses militants ! Le plus souvent à l’issue de « procès » fantasques dignes de son modèle stalinien, revendiqué fièrement (jusqu’en 1956), puis soviétique.

Hormis lorsqu’il s’agissait d’un haut responsable du parti, le rituel était presque toujours le même, bien préparé. Lors d’une simple réunion de cellule, un dirigeant d’un échelon supérieur de l’appareil débarquait sans prévenir pour enfiler les habits de procureur et débiter une mise en accusation, de trahison, de complot, ou incriminer une autre faute inexcusable contre le parti, voire contre le mouvement ouvrier international. Devant ses plus proches camarades, le militant ainsi accusé, empli de foi communiste, tombait généralement des nues… Cette véritable épreuve, à la fois intime et collective, était pourtant advenue à bien d’autres, même parmi ses plus proches camarades, et relevait en fait d’un système. Système que tous se refusaient à admettre.

Les connaisseurs des us et coutumes des PC occidentaux (car, à l’Est, cela se terminait généralement au Goulag ou par une exécution sommaire) ont tous en mémoire les récits de ces militants dévoués soudain humiliés, jetés dehors. On se bornera à rappeler l’extraordinaire témoignage de Jorge Semprun, qui, après sa déportation à Buchenwald en 1944 comme membre de la Résistance française, ne cessa de mener comme dirigeant du PC espagnol durant les années 1950 des missions clandestines en Espagne franquiste. Il narra son exclusion, advenue lors d’un comité central du PCE (en exil) à Prague, dans un chapitre d’anthologie de son autobiographie de militant clandestin en Espagne, intitulé « La Passionaria avait demandé la parole (1) ». Ou bien le récit d’Edgar Morin, pleurant devant le local de sa cellule au lendemain d’années d’engagement dans la clandestinité de la Résistance, après que la dirigeante du PCF Annie Besse (future Annie Kriegel) eut été envoyée par le bureau politique pour le chasser du parti, au motif qu’il avait écrit un article (après tant d’autres) dans la « presse bourgeoise » (2)…

Parmi bien d’autres, l’exclusion de Charles Tillon semble, en ce sens, presque un cas d’espèce. On a affaire là à l’un des plus prestigieux dirigeants du PCF, fondateur et chef incontesté de son organisation armée durant la Résistance, les Francs-tireurs et partisans (FTP), avant de siéger dans les premiers gouvernements de la Libération : ministre de l’Air (ayant nationalisé Air France), de l’Armement, puis de la Reconstruction. Dirigeant syndical dans les années 1920, député du Front populaire, il est déchu de son mandat au début de l’année 1940, condamné par contumace à cinq ans de prison, quand il rédige, le 17 juin 1940, un premier tract appelant à refuser la défaite après avoir entendu à la radio Pétain appeler à cesser le combat.

Mais avant même la Seconde Guerre mondiale, le député Tillon, futur maire d’Aubervilliers, était connu, à l’instar d’André Marty, comme « l’un des mutins de la mer Noire ». En effet, à la fin de la boucherie de 1914-1918, Tillon reste mobilisé, jeune quartier-maître effectuant son service militaire dans la Marine – bien plus long dans cette armée. Ayant échappé à la mort en mer plusieurs fois durant la guerre, les marins de son navire sont exténués, espérant un peu de répit à terre après des dizaines de mois de navigation. Mais le capitaine souhaite monter en grade, ce qu’il ne peut espérer qu’en restant en mer à commander son vaisseau, qui est bientôt envoyé en mer Noire en soutien de l’intervention franco-britannique contre l’Armée rouge, à la suite de la révolution bolchevique de 1917. Une grève s’organise parmi les marins, pourtant sous la menace du conseil de guerre. Charles Tillon, issu d’une famille socialisante et grand admirateur de Jaurès, fait partie des « meneurs ». Après ce mouvement – qui rappelle celui que dirigea André Marty, davantage en soutien à la révolution d’Octobre, sur un autre navire de la Marine française –, le Breton Tillon est condamné aux travaux forcés, envoyé casser des cailloux sous le soleil écrasant du Maroc colonial. Il manque d’y mourir, du fait des mauvais traitements des matons français et des conditions de vie déplorables. Libéré in extremis après une campagne du PCF en faveur de ses camarades d’infortune et de lui-même, il regagne enfin sa Bretagne au début des années 1920.

C’est son petit-fils qui, aujourd’hui, revient sur le parcours exceptionnel de ce grand chef de la Résistance, trop oublié. Un oubli dont le PCF porte une responsabilité écrasante, du fait de son exclusion, couplée avec celle d’André Marty, qui fut, lui, l’un des dirigeants des Brigades internationales contre Franco. Comme en URSS, où Staline fit tout pour se débarrasser (au sens propre, là-bas) des anciens de la guerre d’Espagne mais aussi des ex-déportés des camps nazis, le PCF exclut beaucoup de ses héros du même pedigree. Fabien Tillon n’est pas sans évoquer les premiers doutes de son grand-père au retour de son voyage à Moscou avant-guerre, et face au pacte germano-soviétique de l’été 1939…

Mais l’auteur de cette belle et passionnante biographie avance une explication à ces exclusions d’anciens résistants (Morin, Duras, Mascolo, Anthelme, etc.), quand Maurice Thorez et sa femme, Jeannette Vermeersch, avaient fui dès 1940 à Moscou, où ils passèrent toute la guerre. La haute direction, qui ne fut donc pas des plus exemplaires dans la lutte effective contre le nazisme, craint ce dirigeant qui, après-guerre, est « devenu un totem » pour les militants de base, surnommé le « Tito français » pour faire le parallèle avec le chef des partisans yougoslaves, et jouit d’une aura extraordinaire, même au-delà du parti, en tant que fondateur du Mouvement de la paix. D’autant que Tillon et « Jeannette », parfois qualifiée de « régente » en l’absence de Maurice, sans cesse malade et « soigné » à Moscou, ont des rapports plutôt tendus. Charles Tillon s’emporte ainsi un jour et lui envoie ce jugement assassin : « Tu sais, Jeannette, tes conseils, j’ai bien su m’en passer pendant l’Occupation ! » Son sort s’est peut-être scellé ce jour-là. Toujours discipliné, il tentera de rester dans ce parti qui est aussi sa famille de combat. Même s’il n’est plus dupe et que ses doutes se font de plus en plus aigus.

La biographie écrite par Fabien Tillon ne se veut toutefois « pas une hagiographie », ne niant pas l’engagement « stalinien » de Charles – comme tous ses camarades à l’époque. Néanmoins, il rappelle aussi que ce dernier a toujours refusé d’abandonner son esprit critique, en dépit du dogmatisme de son parti. Un « parti congelé », surtout à partir de 1945, idéologiquement et intellectuellement, « instrument d’un cancer totalitaire lointain, qui étend ses métastases jusqu’à Paris ». Et Fabien Tillon de rappeler que son grand-père déplora la ligne « en faveur de l’ordre, du côté de la matraque » de son ancien parti face à l’explosion de Mai 68. Sans oublier son concours à la fondation de Politique Hebdo, lointain ancêtre de Politis ! a

(1) Autobiographie de Federico Sanchez, chapitre 2, Seuil, 1978.

(2) Autocritique, Seuil, 1959.

Charles Tillon. Le chef des FTP trahi par les siens, Fabien Tillon, préface d’Edgar Morin, Don Quichotte/Seuil, 304 pages, 22 euros.

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