Cinéma du réel : Des vies parallèles
Disponible en ligne, le festival international Cinéma du réel tient son 43e opus. Avec son éclectisme habituel. Entre l’ici et l’ailleurs, trempé d’humanités, plus porté sur le « réel » que jamais.
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L’an passé, en mars 2020, la 42e édition de Cinéma du réel avait été annulée à la presque avant-veille de l’ouverture du festival pour cause de confinement. Exit les documentaires dans les salles du Forum des images, à Paris. Une poignée d’œuvres avait basculé sur la plateforme Tënk, notamment celles de Mosco Levi Boucault, alors invité d’honneur et à la filmographie conséquente et prodigieuse (Des terroristes à la retraite, Ils étaient les Brigades rouges, Un corps sans vie de 19 ans). D’autres avaient été proposées sur la plateforme Festival Scope et sur le site de Mediapart.
Pour cette nouvelle édition, les organisateurs ont pris les devants, avec une quarantaine de films, du 12 au 21 mars, proposés sur un site consacré au festival, Canal-réel. Qui rend compte de la diversité des écritures, des formes et des idées. On aurait pu attendre un rattrapage des œuvres de Mosco Levi Boucault, a fortiori quand c’est possible et facile en ligne. Balle peau. C’est un autre réalisateur qui est l’invité d’honneur, à l’œuvre également prolifique, Pierre Creton. Au menu, trois dizaines de films, longs et courts métrages (dont plusieurs sont coréalisés avec Vincent Barré).
Cinéaste singulier, hors pair, Pierre Creton, né en 1966, est ou a été ouvrier agricole polyvalent, horticulteur, peseur au contrôle laitier, apiculteur, saisonnier dans une endiverie, vacher… Et versé dans la pellicule, taraudé par son rapport à la terre, le pays de Caux, et les rencontres humaines. Tout un cinéma traversé des simplicités de la vie, avec ses âpretés aussi, ses petites gens, livré dans -l’humilité, une fine observation. De Va, Toto ! au Bel Été en passant par L’avenir le dira ou Petit Traité de la marche en plaine, c’est d’une justesse remarquable.
À côté de cette rétrospective rare et précieuse, le festival possède comme chaque année son lot de curiosités. Marque de fabrique de son éclectisme, de la compétition internationale à la programmation française. À commencer par Désir d’une île, de Laetitia Farkas, concentré sur le camp Orel, dans les Landes, au bord d’une forêt de pins qui fait face à l’océan. Pleine nature et plantes colorées. S’y blottit un camp de vacances créé par des Russes blancs voilà plus de soixante-dix ans. Aujourd’hui, les anciennes générations y parlent encore le russe.
Ajoutant des images d’archives familiales, la réalisatrice filme au plus près des corps. Celui de Tibor d’abord, diablotin de quelques années, espiègle et malicieux, curieux et malin. Autour de lui, figure de l’avenir, au milieu d’une dense végétation et des animaux, s’agite une communauté, babouchkas et vieillards en fin de parcours, conservant leurs habitudes, du bortsch aux subtiles fragrances et de la vodka parfumée jusqu’aux musiques traditionnelles, au gré des cordes d’un violon. La vie comme elle vient. Comme elle est, renaît, vacancière, presque hors du temps. Ou alors, on négocie avec lui.
Autre curiosité, Garage, des moteurs et des hommes, de Claire Simon. Autre décor aussi, celui de Claviers, village reculé du Haut-Var, près de Draguignan. Village paisible s’il en est, en déshérence, traversé par les vacanciers. On y vient non pour vivre, mais pour se reposer. Reste un troquet pépère, avec sa terrasse et son menu à 12,50 euros. Il n’y a plus de boulangerie. La voiture est devenue indispensable. De fait, le garage du coin est un lieu de vie, de rencontres, de conversations croisées. Un garage dirigé par Christophe, jeune homme dynamique qui s’amuse de tout, un brin râleur, l’insulte facile (entre « Ah, putain ! » et « Ça me casse les couilles ! »), les mains dans le cambouis, les capteurs, les amortisseurs, les joints de culasse, les pignons et les jantes. Épaulé par un apprenti toujours hilare.
C’est le quotidien de ce garagiste que filme Claire Simon (pas loin du film de Basile Carré–Agostini, Cinq hommes et un garage, en 2006), avec ses clients qui viennent échanger de vieux souvenirs, déplorer les maux de leur véhicule. Le documentaire s’avançant dans les détails – comme la musique du Parrain en guise de sonnerie sur le téléphone portable de Christophe, le désossage d’un moteur, les jeux de clés et de tournevis. Là encore, au plus près des corps.
Itou avec Rêve de Gotokuji par un premier mai sans lune, de Natacha Thiéry. Un journal de bord livré par une narratrice sur le confinement parisien, s’adressant à un ami cher. Le 1er mai approche et il n’y aura ni manifestation ni célébration. « Rien à raconter / Rien à dire sinon l’intime / À te chuchoter » ; « Le monde d’après / Au bout de nos rêves / Et toi, que vas-tu y changer ? » ; « La brise d’avril / Applaudit à 20 heures pile / Au-dessus du square ». Un film construit dans une prose poétique, dans la bal(l)ade parisienne, avec ses sans-abri, ses exclus, ses désœuvrés, « quand le temps ne semble plus avoir de mesure, sinon celle du décompte quotidien des morts, invisibles comme jamais ».
Aux restrictions du confinement, tandis que la nature reprend ses droits printaniers, entre faune et flore, chants d’oiseaux en goguette, dans la volupté des interdits, l’inquiétude des expériences qui ne pourraient plus arriver, se mêlent les graffitis inscrits sur les murs, les affichettes dénonçant les féminicides. « Confinement / femme isolée » ; « La lutte sera féministe ou ne sera pas ».
Comme Claire Simon, Natacha Thiéry s’avance dans le détail. La fermeture des cinémas, les livres feuilletés, les attestations de sortie et toujours ces slogans habillant la ville : « Université en danger » ; « Hôpital attaqué… par des années d’austérité » ; « Femmes en première ligne ». Rarement le festival Cinéma du réel aura aussi bien porté son nom.
Cinéma du réel : www.canalreel.com