Éric Hazan : « Paris reste la ville du tumulte social ! »
Dans un petit essai vif, Éric Hazan défend une capitale populaire, s’enflammant régulièrement contre les injustices et pour la liberté. Où la lutte des classes demeure un moteur de construction.
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Fondateur des éditions La Fabrique, traducteur, éditeur et écrivain, grand spécialiste de Paris, Éric Hazan publie aujourd’hui un nouveau livre sur la capitale. Après son premier ouvrage, d’une érudition incomparable, L’Invention de Paris (Seuil, 2002), il se consacre comme auteur ou éditeur à la publication d’ouvrages sur l’occupation israélienne en Palestine, l’histoire de la Révolution française ou du mouvement ouvrier, et d’essais politiques dénonçant le capitalisme néolibéral mondialisé. Avec Le Tumulte de Paris, il revient aujourd’hui à ses premières amours, dénonçant la volonté de certains de faire de la capitale française une « ville-musée » embourgeoisée. Car, rappelle-t-il avec force et justesse, Paris ne va pas sans révolte ni « tumulte ».
Vous décrivez avec affection le Paris de votre jeunesse, voire de votre enfance, avec les vélos Gervais livrant les bouteilles de lait. Même si le livre traite surtout du Paris d’aujourd’hui, n’êtes-vous pas un brin nostalgique d’un Paris à la Doisneau, en somme ?
Éric Hazan : J’espère que non. J’ai toujours essayé en tout cas, dans les quelques livres que j’ai commis, de ne jamais être nostalgique. Je pense qu’il faut regarder vers l’avenir, avoir confiance dans cette ville, pour non seulement se maintenir mais croître en capacités d’invention révolutionnaire et autres. C’est pourquoi j’espère qu’il n’y a rien de nostalgique dans ce petit livre. Une chose est de se souvenir du passé, une autre est d’être nostalgique. Se tourner vers le passé, le connaître, le chérir, ce n’est pas de la nostalgie ; disons plutôt, si l’on doit être un peu prétentieux : c’est de l’histoire.
Pourquoi employer le terme « tumulte » dans le titre, que vous associez donc à Paris ?
C’est pour aller contre l’idée, trop souvent énoncée, surtout récemment, d’une ville toujours plus muséifiée, embourgeoisée, endormie. Car non, Paris n’est pas une ville endormie, mais bien une ville qui reste tumultueuse ! Avec ses bouillonnements, ses élans révolutionnaires, que personne ne pourra endormir. Même si certains, les bourgeois en somme, font tout pour la rendre calme et tenter d’en chasser le tumulte.
Avec ses bouillonnements, ses élans révolutionnaires, personne ne pourra endormir Paris. Même si certains font tout pour le rendre calme.
Vous consacrez une partie du livre au boulevard périphérique, un ouvrage qui, selon vous, devra être rapidement détruit…
Absolument. À terme, cela adviendra. Parce que, je le rappelle à nouveau dans ce livre, Paris a toujours grandi de façon concentrique, en démolissant la dernière enceinte et en la débordant, en allant au-delà et en en créant une autre qui, elle-même, sera ensuite détruite et surpassée. Il y a un très beau passage dans Notre-Dame de Paris où Victor Hugo raconte exactement cela, c’est-à-dire comment Paris ne cesse déjà de déborder de son enceinte… Or le périphérique est une véritable enceinte, et non la moindre. C’est pourquoi le génie de cette ville ne pourra certainement, à terme, que faire disparaître cette enceinte, qui en est une massive, en béton, démesurée…
Il ne faudra donc pas se borner à enterrer le périph, car c’est l’occasion ou jamais de réurbaniser les franges de cette ville, ses portes, en y insérant finalement la ceinture des HBM (pour habitations à bon marché) des années 1920. Réurbaniser les espaces entre les dernières maisons de Paris et les premières des communes limitrophes. Mais dans un sens radial, et non pas une fois de plus dans un sens concentrique, avec sa logique de barrières circulaires.
Beaucoup, la mairie en tête, parlent aujourd’hui d’enterrer le périph…
Oui, mais comme je l’explique dans le livre, il ne suffira pas d’enterrer le périph, comme le montre l’exemple de la porte des Lilas. Là-bas, même si le périphérique est en bonne partie couvert, il persiste un large espace, un vrai no man’s land d’environ 300 mètres de long, qui sépare les dernières maisons de Belleville de la commune des Lilas. C’est un des exemples de lieux, comme plein d’autres, où il faut absolument réaliser un urbanisme dans un sens radial, et non sur un modèle de barrière. Une chose est à noter : en France, il y a de bons architectes, comme ceux qui viennent d’avoir le prix Pritzker, mais de vrais urbanistes, capables de tricoter de la ville, on n’en a pas ! Et cela donne des lieux comme l’avenue de France [vaste zone rénovée récemment, sans caractère, dans le XIIIe arrondissement, autour de la Bibliothèque nationale François-Mitterrand, NDLR], c’est-à-dire des nouveaux quartiers où il n’y a que des rhumes à attraper ! Jamais ce ne seront des centres de vie, parce que c’est mal agencé ; chacun de leurs immeubles n’est pas mal dessiné, ni laid, c’est propre, mais le résultat dans son ensemble est catastrophique, dans le sens où jamais on n’ira là-bas boire un verre ou se promener !
En France, il y a de bons architectes, mais de vrais urbanistes, capables de tricoter de la ville, on n’en a pas !
Je ne suis pas un spécialiste de ces questions, mais peut-être faudrait-il cesser de confier un ensemble de rues à un coordinateur général, à un seul architecte. Mais plutôt leur dire : on vous donne ces 80 mètres, et à un autre le pâté de maisons suivant, comme on le faisait jadis, ce qui apportait une vraie diversité.
Vous décrivez avec précision le processus qui voit Paris, depuis plusieurs décennies, expulser ses classes populaires, avec des quartiers, jadis modestes, aux loyers sans cesse plus élevés, devenant inaccessibles même aux classes moyennes. Avez-vous l’espoir que cela puisse un jour s’arrêter ?
Si la marche du capitalisme, tel qu’il est aujourd’hui, ne se trouve pas d’une façon ou d’une autre interrompue, il est certain que, peu à peu, Paris finira par être entièrement commercialisé – donc muséifié. Or, avec la pandémie actuelle, le capitalisme mondialisé apparaît gravement malade, car le Covid-19 ne lui fait pas du bien ! La jeunesse d’aujourd’hui est extrêmement sensible aux questions relatives à la préservation de l’environnement et l’on voit que capitalisme et environnement sont en complète contradiction. Tout cela laisse penser que, dans un avenir sans doute assez proche, il faudra bien rompre avec ce système.
Sans faire remonter l’évolution actuelle à son époque, vous êtes particulièrement dur avec le président Pompidou. Un peu comme, il y a plus de cent ans, certains militants amoureux de Paris pourfendaient le baron Haussmann. Pourquoi Pompidou ?
Il fut bien pire qu’Haussmann ! Certes, Haussmann a commis des crimes urbanistiques, comme l’île de la Cité ou la place de la République, qui étaient des merveilles et dont il a fait raser des quartiers entiers, avec des bâtisses où vivait tout un bas peuple, des sous-prolétaires, des petits voleurs, etc. Mais les architectes qui travaillaient sous ses ordres étaient des gens attentifs et très cultivés. Quant aux grandes trouées qu’il a ordonnées, par exemple celle du boulevard de Strasbourg, il a laissé intactes des deux côtés les rues Saint-Denis et Saint-Martin, grands axes nord-sud historiques de Paris ! Pompidou, lui, était un vrai ennemi de Paris : la capitale devait être soumise à l’automobile. D’où les quais, la rive droite express et la destruction de nos quartiers, avec ces horreurs de tours, comme en bas de Belleville ou sur la place des Fêtes. Ce sont des réalisations épouvantables, que seul un ennemi de Paris pouvait laisser réaliser. Sa mort l’a empêché de commettre d’autres projets, comme la couverture du canal Saint-Martin pour en faire une autoroute, et autres joyeusetés ! Ou le prolongement de l’autoroute du Sud jusqu’à la place Denfert-Rochereau… Pompidou n’aimait pas le populo ni le « tumulte », intrinsèques à Paris.
Le Tumulte de Paris Éric Hazan, La Fabrique, 136 pages, 12 euros.