« Il faut modifier nos modes de vie pour prendre moins de place »

Pour Hélène Soubelet, seule une approche systémique globale de la préservation de la biodiversité pourra nous prémunir contre les zoonoses.

Vanina Delmas  • 10 mars 2021 abonnés
« Il faut modifier nos modes de vie pour prendre moins de place »
Le phénomène pandémique est aussi induit par le transport de personnes et de marchandises.
© Hauke-Christian Dittrich / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP

Diplômée d’études approfondies en pathologie végétale, Hélène Soubelet a pris la direction de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité (FRB) en 2017. Elle ne cesse de démontrer le rôle majeur de la biodiversité, notamment pour nous prémunir des épidémies d’origine animale. Avec optimisme et lucidité, elle assure qu’il est encore temps d’agir, à condition d’apprendre à occuper la planète différemment et d’activer les changements transformateurs de la société sans plus attendre.

Qui est responsable des épidémies : l’homme ou la nature ?

Hélène Soubelet : Dans un écosystème équilibré, vous avez une forte biodiversité impliquant de fait une présence du danger (virus, bactéries, champignons pathogènes…). La survenue d’une zoonose, voire d’une épidémie, est principalement due aux activités humaines. Plusieurs facteurs constituent le risque infectieux : le danger, sa propre vulnérabilité en tant qu’organisme vivant et le contact. C’est sur ce dernier point que l’on peut jouer, et où le -problème de l’érosion de la biodiversité est le plus prégnant : la destruction de l’environnement et le changement d’usage des terres en Asie du Sud-Est engendrent de plus en plus de contacts entre les humains et la biodiversité sauvage de ces milieux, augmentant ainsi le risque de contamination. Dans le même temps, un certain nombre -d’animaux sauvages porteurs de virus voient leur habitat naturel détruit par les hommes. Ils se retrouvent chassés de leur environnement et s’adaptent donc en migrant. C’est ce qu’il s’est passé pour le virus Nipah, en Malaisie, en 1998 : la destruction massive de la forêt primaire par les plantations de palmiers à huile et les feux de forêt ont chassé les chauves-souris, porteuses saines du virus, de leur lieu de vie. Elles se sont donc rapprochées d’arbres à litchis, au sein d’élevages industriels de porcs. Le virus a été transmis aux porcs, puis aux humains, et a causé une centaine de morts et la déstabilisation du marché porcin de la région. Globalement, le succès d’un passage d’un pathogène animal à l’homme est rare mais, avec une destruction de plus en plus massive de l’environnement, ce sera de plus en plus fréquent. Le phénomène pandémique, dans le cas du coronavirus par exemple, est quant à lui induit par le transport de personnes (tourisme, voyages d’affaires) et de marchandises, donc par notre façon d’habiter la planète.

La nature est apparue en premier lieu comme la responsable des épidémies. Mais renferme-t-elle également des solutions si on la protège ?

Pour aller plus loin

Pandémie. Traquer les épidémies, du choléra aux coronavirus Sonia Shah, traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Durand, éd. Écosociété, 2020, 328 p., 20 euros.

La journaliste scientifique Sonia Shah retrace méthodiquement l’histoire des épidémies, du choléra touchant New York au XIXe siècle ou Haïti en 2010 aux coronavirus en passant par Ebola, le paludisme, etc. La traduction française de ce livre paru en 2016 offre aujourd’hui un éclairage singulier sur les passerelles entre les épidémies et l’écologie, le vivant mais aussi la justice sociale.

L’homme, la faune sauvage et la peste Serge Morand, Fayard, 2020, 352 p., 21,50 euros.

Écologue de la santé, Serge Morand témoigne avec lucidité de son accablement face au Covid-19, et clame la nécessité de se pencher sur les « dysfonctionnements des interrelations entre les humains et les animaux sauvages » pour prévenir les futures épidémies.

Pandémies, une production industrielle Lucile Leclair, Seuil, 2020, 144 p. 12 euros.

Cette enquête rigoureuse montre comment l’industrialisation des élevages et les normes de bio­sécurité favorisent l’accroissement des épidémies en créant un « écosystème agro-industriel pathogène ».

Lorsqu’ils sont fonctionnels et peu dégradés, les écosystèmes peuvent fournir des services écosystémiques, notamment la régulation des pathogènes. C’est démontré pour certaines maladies, mais encore flou pour d’autres. Pour la maladie de Lyme, transmise par les tiques, la nécessaire régulation des rongeurs porteurs de la borréliose – la bactérie de la maladie – se fait préférentiellement dans des écosystèmes perturbés. Autre exemple : le paludisme. Les moustiques anophèles résistent moins bien dans des milieux forestiers non exploités, sans défrichage, car il y a moins de trous d’eau, de zones pour se reproduire, et davantage de prédateurs (oiseaux, amphibiens…).

Des visions différentes de la préservation de la biodiversité s’affrontent-elles ?

L’opposition majeure repose sur les raisons pour lesquelles on la préserverait. Certains choisissent de préserver tel type de biodiversité parce qu’il leur est utile, par exemple les abeilles qui pollinisent les cultures. D’autres affirment qu’il faut préserver la biodiversité pour elle-même car, sur le plan éthique, l’être humain n’a pas plus de droits d’habiter la terre que les autres êtres vivants. Il faut donc modifier nos modes de vie, de consommation, pas forcément pour partir en décroissance, mais pour prendre moins de place. Les comportements actuels portent préjudice à la planète et ont des impacts sur des sociétés humaines relativement moins chanceuses que celles des pays du Nord. C’est une réflexion à mener au niveau global : suis-je capable de faire un effort sur mon confort personnel ? Est-ce que je mesure mon bien-être à la quantité d’argent qui dort sur mon compte en banque ou au nombre de pantalons que j’ai dans ma garde-robe ?

La vision systémique globale est primordiale et n’est pas si compliquée à mettre en œuvre. Lors du « grand débat national » en 2019, une note de la FRB montrait qu’on pourrait avoir un vrai projet de transition écologique pour la France avec un objectif simple : ramener l’empreinte écologique à hauteur de sa biocapacité. Aujourd’hui, notre empreinte écologique est de 4,7 hectares par habitant et par an, tandis que notre biocapacité est de 2,7 hectares sur tous nos territoires, y compris l’outre-mer. Les deux hectares manquants sont pris à l’étranger, générant la destruction des forêts tropicales, la dégradation de certains milieux, l’exportation de nos déchets plastiques, et donc une qualité de vie moins bonne pour les habitants.

La financiarisation de la biodiversité est-elle contre-productive ?

Notre économie est fondée sur la destruction de la biodiversité et c’est ce qu’il faut changer profondément. Par exemple, si je détruis un arbre, je prive la population des bénéfices que cet arbre procure gratuitement (ombre, oxygène, captation de CO2). Est-ce qu’il ne serait pas juste que je compense la perte induite par la destruction de l’arbre ? D’autres alertent sur les dangers de cette financiarisation, parce que ceux qui ont assez d’argent paieront pour pouvoir détruire, au détriment des plus pauvres. Harold Levrel, chercheur en économie écologique, montre que le système actuel est pervers car la majorité des activités ne dépendent pas de la biodiversité, malgré l’idée reçue. Une intervention de l’État est donc nécessaire pour dire que la biodiversité est un bien commun qu’on ne peut pas exploiter sans contrepartie. Si on en retire des bénéfices, il faut obligatoirement un système efficace de préservation, de restauration écologique, d’exploitation durable pour que les générations futures puissent en profiter.

D’autres activités comme l’agriculture en dépendent, mais ne la respectent pas forcément pour autant…

En effet. Et l’agriculture a mis du temps à prendre en compte la biodiversité, car il y a toujours eu des béquilles, chimiques ou technologiques, pour garder le même niveau de production, sans se préoccuper de ce qui se passait dans les sols, les paysages agricoles, les bordures de champs… Aujourd’hui, la biodiversité est largement détruite et le système agricole commence à en payer le prix : la matière organique des sols est sévèrement réduite, les ravageurs se sont adaptés aux pesticides, ont développé des résistances… Les agriculteurs n’arrivent plus à maintenir les mêmes rendements à coût égal, même avec des plantes hyperadaptées ou beaucoup d’engrais. Ces activités ont donc intérêt à protéger la biodiversité parce qu’elles en sont dépendantes.

Constatez-vous des déclics et des prises de décision avançant quand même dans le bon sens ?

Au niveau international, il y a des déclarations de bonnes intentions intéressantes sur des objectifs de protection de la biodiversité ou des objectifs de transformation de la société. Localement, on voit énormément d’initiatives concrètes et positives dont il faudrait s’inspirer, notamment en matière de restauration des milieux naturels, comme les mangroves, les littoraux, les zones humides… De même pour la protection ou la réintroduction d’espèces, comme le vautour fauve dans les Baronnies provençales. Lorsque des plans d’action nationaux sont mis en place pour protéger une espèce, on constate une augmentation de leur population. Mais tout cela est ponctuel, déconnecté du reste, et loin des changements globaux qu’on obtiendrait en transformant l’agriculture, la consommation des ménages, les régimes alimentaires…

Comment y parvenir ?

Nous devons tous être pleinement conscients de la nécessité de protéger la biodiversité et des impacts de chacune de nos actions, de nos achats : au niveau individuel, chez les acteurs économiques, industriels, l’État… Aujourd’hui, quasiment personne ne pense à la biodiversité lorsqu’il achète un produit. Il faut se demander si celui-ci induit du défrichage des forêts en Asie du Sud-Est parce qu’il contient de l’huile de palme, ou s’il participe à la déforestation amazonienne à cause des protéines végétales comme le soja qui nourrit les animaux d’élevage en Europe. Nous avons besoin d’intelligence collective pour y parvenir. Les États ont les capacités de soutenir économiquement des filières – on le voit depuis le premier confinement. Pourquoi ne pas cibler ces soutiens autour de vraies innovations environnementales et de vraies transitions ? C’est possible, mais il faut modifier les trajectoires et engager ces changements transformateurs de la société dès maintenant.

Hélène Soubelet Docteure vétérinaire.

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