L’évasion dessinée de Zehra Dogan
Deux ans après sa libération, la journaliste et artiste kurde publie Prison n° 5. Des mots et des traits sortis page après page pour raconter la prison, la résistance et les sourires de ses camarades.
dans l’hebdo N° 1645 Acheter ce numéro
Juin 2017. Après ses « jours clandestins » à Istanbul (Turquie) – plusieurs mois à vivre cachée pour ne pas retourner en prison –, Zehra Dogan, journaliste et artiste kurde, est de nouveau arrêtée à la suite d’un contrôle routier. Cette fois, il n’est plus possible d’échapper à la condamnation pour « propagande en faveur d’une entreprise terroriste »_. Direction la prison de Diyarbakir (1), où la jeune femme doit purger sa peine : 2 ans, 9 mois, 22 jours. Les lieux ont une sinistre réputation, et Zehra ne l’ignore pas. Transformée en 1980 après le coup d’État militaire qui a porté Kenan Evren à la tête de la République de Turquie, la « prison n° 5 de type E » a abrité de célèbres tortionnaires. Des milliers de Kurdes y ont été torturé·es, violé·es, exécuté·es ou porté·es disparu·es. Autant d’actes qui n’ont jamais été totalement reconnus, ni oubliés, mais qui sont à l’origine d’une autre histoire carcérale : celle de la résistance des prisonnier·ères des quartiers politiques, où perdure un mode de vie fondé sur la solidarité et l’auto-organisation, en dépit des tentatives d’entraves. Une résistance étroitement liée à la lutte du peuple kurde – l’une étant l’écho de l’autre. Mais comment raconter ?
Zehra Dogan incarcérée, « l’envie de dessiner ne [la] quitte pas ». Le matériel étant interdit, la journaliste trouve une « parade ». Planche n° 1 : « Mon amie Naz Öke m’écrit. Sur ses lettres, dont elle laisse le dos vide, je vais faire mes dessins et secrètement les faire évader. » Pour Zehra, il ne s’agit pas seulement de documenter son propre quotidien, mais de raconter « ces murs peuplés d’histoire » et de rendre hommage à celles et ceux qui l’ont précédée et se sont battu·es pour obtenir des droits en tant que personnes détenues. Prison n° 5 est le résultat de ce long travail entamé à la prison de Diyarbakir, poursuivi lors de son transfert à la prison de Tarsus et mis en page à sa libération, grâce à de nombreux soutiens (2).
« Malgré l’arrestation de Zehra, on s’est dit “on continue”, se souvient Naz Öke, créatrice du webzine Kedistan (3). Je lui ai écrit des centaines de lettres, toujours sur le même papier kraft. J’ai même essayé de lui envoyer de la peinture en créant des cartes postales où j’apposais une épaisse couche de couleur qu’elle pourrait réutiliser ; mais les gardien·nes ont rapidement compris, et ça n’a pas marché. » Zehra doit donc tirer avantage du peu qu’elle a sous la main. Pour cette BD, elle n’utilise qu’un crayon à papier, un peu de maquillage agrémenté de quelques traits au stylo rouge – strictement interdit en prison. Pour d’autres œuvres, elle va plus loin encore. Déchets alimentaires, sang menstruel ou épices lui permettent de dessiner sur des vêtements, des draps, de vieux journaux… Cela dans la plus grande prudence : il ne faut pas risquer que ses productions ou le matériel soient aperçus, sous peine d’être détruits et elle sanctionnée. Le dessin, c’est déjà ce qui est à l’origine de sa -condamnation.
Nusaybin, 2016. Zehra Dogan couvre depuis plusieurs mois la reprise du conflit (4) qui oppose l’État turc aux partisan·nes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) pour Jinha, l’agence de presse dont elle est l’une des fondatrices (5). Les violents affrontements se déroulent à l’intérieur même des villes, dont la plupart sont placées sous couvre-feu. Des civils sont pris au piège, pris pour cibles. Bloquée à Nusaybin, « Zehra s’est mise à dessiner ce qu’elle voyait, reprend Naz. Elle disait qu’un dessin pouvait exprimer plus qu’un article et que, parfois, les mots ne sortaient pas ». La jeune femme commence alors à travailler à un premier projet de BD pour relater les exactions. Chaque jour, elle envoie son travail réalisé sur tablette numérique à un ami. Puis elle supprime les fichiers pour ne pas risquer d’être arrêtée avec. Pendant ce temps, toujours à Nusaybin, les autorités turques diffusent une photo. Au premier plan, des membres des forces de sécurité entourent quatre véhicules blindés. Derrière eux, une partie de la ville s’étale, démolie. Sur les murs toujours debout, quelques drapeaux turcs sont érigés. La publication horrifie la journaliste, et lui inspire une reproduction numérique qu’elle poste ensuite sur les réseaux sociaux : les blindés deviennent des monstres, mi-scorpions mi-pelleteuses, et de leurs gueules immenses débarquent les assaillants. Cette image, ainsi que le relais du témoignage d’un enfant évoquant la violence de la guerre, lui vaut une première incarcération pour « propagande et appartenance à une entreprise terroriste » : 141 jours à la prison de Mardin. Libérée sous contrôle judiciaire, elle est définitivement condamnée quelques mois plus tard pour un seul de ces chefs d’inculpation, et doit retourner en prison.
Planche n° 11 : « Procédures terminées […]. Dans ces couloirs étroits et étouffants, vous paniquez. “S’ils ne me mettent pas côté politique ?” Ils sont capables de tout. » Car, à son entrée dans la prison de -Diyarbakir, Zehra sait bien qu’un côté vaut en quelque sorte mieux que l’autre. Dans les quartiers politiques, en effet, les règles ne sont pas tout à fait les mêmes que chez les détenues de droit commun. Les prisonnières y vivent ensemble, s’auto-organisent, se nourrissent les unes les autres de leur parcours et de leur vécu. Chaque jour, des séances de lecture collective de journaux et de livres sont organisées, ou des temps de réflexion sur un thème donné sont proposés. Même les vêtements sont partagés.
« Zehra revient sur des épisodes traumatisants de l’histoire des prisons turques, constate Naz Öke. Mais elle nous raconte tellement d’autres choses qui sont des sortes de respirations dans le récit. Comme la manière dont les détenues s’y prennent pour fabriquer des jouets pour les enfants emprisonnés aux côtés de leur mère et ce que cette vie commune leur apporte. Cet esprit de résistance rend ces femmes fortes malgré leur emprisonnement. » Et s’il faut bien un mois à la jeune femme pour que les appréhensions disparaissent ou s’effacent un peu, Zehra assure aussi que, passé ce délai, elle n’a plus jamais cessé de sourire à ses « compagnes d’infortune ». Lors de sa libération, en février 2019, Zehra doit donc tout autant quitter la prison que ses camarades. Et lorsqu’au moment de partir elle croise les « yeux de celles qui restent […], en un instant vous vous sentez blessée, comme l’oiseau dont l’aile est retenue dans les barbelés. Ni totalement libre ni totalement prisonnière ».
(1) Ville considérée par les Kurdes comme la capitale du Kurdistan turc.
(2) Les planches originales, écrites en kurde, seront exposées à partir de la mi-avril au théâtre Maxime-Gorki, à Berlin.
(3) Kedistan est un webzine multilingue installé en France qui traite principalement de l’actualité en Turquie et au Kurdistan.
(4) Après un cessez-le-feu de presque trois ans, le processus de paix engagé entre la Turquie et le PKK est abandonné en 2015.
(5) Jinha est la première agence de presse kurde entièrement composée de femmes.
Prison n° 5 Delcourt, 19,99 euros (13,99 euros en version numérique).