Occupations de théâtres : Le Spectacle est dans la rue
À Nantes, les professionnel·les de la culture occupent le théâtre Graslin, foyer de lutte pour la survie de leur activité et contre la réforme de l’assurance chômage. Un mouvement qui s’étend en France.
dans l’hebdo N° 1646 Acheter ce numéro
Brève pluie symbolique, tôt matin : elle a cessé de bonne grâce devant la journée très chargée qu’annonce le panneau des activités du vendredi 19 mars, dans le hall du théâtre Graslin. Des posters à foison affirment des revendications, martèlent des slogans, décrivent des listes de tâches à répartir. Il est 10 heures, et la ruche est très animée. Comme les dix nuits précédentes, une trentaine de personnes ont dormi sur la moquette bleu pétrole du somptueux théâtre à l’italienne : occupation. Mercredi 10 mars, Graslin est « pris » par une poignée de professionnel·les du spectacle. Des dizaines d’autres les rejoignent rapidement, puis des étudiant·es en art dramatique ou en musique, des collectifs circassiens et plasticiens, des représentant·es de compagnies artistiques. « Nous avons répondu à l’occupation du théâtre de l’Odéon, à Paris, raconte Virginie Frappart, comédienne et metteure en scène, mais cela fait des semaines que nous sommes en lutte. » (Lire encadré.)
On répartit banderoles, seaux de colle et tracts. L’objectif : Pôle emploi-Direction régionale Pays de la Loire, rallié par une petite centaine de personnes. Un groupe pénètre dans les lieux. Négociation. « On vous a décoré quelques vitres », entame Martine Ritz devant la directrice. Le ton badin s’évanouit rapidement. Martine Chong-Wa Numéric, à la tête de l’établissement depuis début février, n’est visiblement pas à son aise. « Vous avez interrompu une commission paritaire avec les syndicats patronaux et de salarié·es alléguant que le bâtiment était envahi », reproche Chrystèle Savatier, du comité national CGT Chômeurs précaires, qui y assistait. Frustration des manifestants, qui prétendaient y intervenir. « L’argument de la menace sur vos personnes est une vieille tactique, renvoie Martine Ritz en militante chevronnée. Si cela avait été le cas, il y aurait des cars de CRS tout autour : un fonctionnaire des renseignements territoriaux a été prévenu de notre action, il nous a même suivis depuis le théâtre. »
La directrice ne consent qu’à recevoir une délégation réduite. « C’est nous qui décidons du cadre ! », proteste Pierre Bedouet, un jeune comédien nantais, qui reconnaîtra plus tard être « à cran », en galère financière mais surtout psychologique et sociale après une année où son activité principale a consisté à signer des avenants d’annulation de contrat et des formulaires de chômage partiel. « Madame, voilà où elle se trouve, la violence !, relance Martine Ritz. La pauvreté touche 10 millions de personnes en France, dont des enfants qui ne mangent pas tous les jours à leur faim. » Le groupe ruse, et fait défiler une dizaine de petites délégations portant la même interpellation : « Allez-vous, en toute conscience, appliquer la réforme de l’assurance chômage, au 1er juillet ? » La directrice se contente d’une réponse laconique soigneusement calibrée. « Je m’emploie au quotidien à faire respecter l’ensemble du cadre de fonctionnement qui est posé à notre établissement, et je m’assure du niveau de compétence de mes collaborateurs pour accompagner au mieux les hommes et les femmes qu’ils reçoivent. » Les manifestant·es repartent en avertissant : « À force de jeter consciencieusement des wagons de personnes dans la pauvreté, on finit par déclencher une autre violence, plus inquiétante. Informez votre ministère : la tension monte, lentement mais sûrement. »
Nantes, ville particulièrement réactive, est l’un des points de mesure de la température sociale du pays. « La détermination a rarement été aussi forte dans notre secteur d’activité, même lors des grèves de 2003 (1), qui divisaient en partie le mouvement, salue Martine Ritz. L’occupation de lieux fermés au public n’empêche personne de travailler. » Ce jour-là, le tournage d’un clip vidéo s’est déroulé sans encombre dans la salle du théâtre Graslin. Une semaine plus tôt, l’Orchestre national des Pays de la Loire y réalisait une captation. Le 10 mars, préparant des annonces qu’elle qualifiait de « substantielles » pour le monde du spectacle (voir le commentaire de Denis Gravouil), la ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, jugeait l’occupation des théâtres _« inutile » et « dangereuse, car elle menace des lieux patrimoniaux fragiles ». Virginie Frappart sourit de cette trouille, à Graslin, où le respect du site est une consigne impérieuse : « Normal, ce sont nos lieux de travail ! » Le sol du hall, vaste atelier permanent, a été protégé de feuilles de plastique. Un piquet note le nom et le téléphone de toute personne entrante, afin de ne pas dépasser la jauge sanitaire définie pour le théâtre, et permettre un contact ultérieur en cas de contamination par le Covid. Le port du masque est de rigueur. « Nos professions ont l’habitude d’organiser des événements », banalise une participante.
Il est 13 heures, l’heure de l’agora quotidienne. Devant le théâtre, c’est micro ouvert pour qui veut. Dès le départ, des étudiant·es, des artistes, etc., s’en sont saisi. Et même des livreurs Deliveroo, pour se plaindre de n’avoir plus le droit de rouler à scooter dans les rues piétonnes. « La fois suivante, ils s’étaient organisés pour interpeller la mairie sur leurs conditions de travail : l’agora porte ses fruits », constate Virginie Frappart.
Un compositeur clôt la séance par quelques-unes de ses chansons, accompagné d’un accordéoniste. Et, soudain, une rumeur qui monte de la rue Jean-Jacques-Rousseau. La marche nantaise pour le climat et la justice sociale (2) débouche sur la place Graslin dans un flot de couleurs et de cris. Quelques drapeaux de l’Union communiste libertaire et du syndicat Sud Solidaires. Près d’un millier de jeunes ont répondu à l’appel. Moment d’émotion partagée sur les marches du théâtre baignées par un soleil généreux. « Nous aussi nous subissons la précarisation, lance l’un des jeunes, porteur d’un message anticapitaliste. Il faut s’unir pour établir un rapport de force ! » Un autre appelle à « dépasser les chants » pour passer à l’action, soutenir la ZAD du Carnet (3), bloquer des usines, occuper d’autres lieux, affronter la police et les médias. « C’est très émouvant de voir les jeunes avec nous, et toute leur énergie », s’anime Claudine Merceron, infatigable battante de 62 ans, comédienne et metteure en scène, « fille de prolos qui n’aurait jamais imaginé dormir un jour sous les dorures du théâtre Graslin ».
Reprenant le fil de sa journée de lutte, Graslin organise « la plus longue file d’attente au monde devant Pôle emploi ». Des volontaires s’alignent sur la place, et les artistes massacrent joyeusement l’établissement dans une performance improvisée. « Tut-tut-tut, votre temps d’attente est de 19 ans, 7 mois, 11 jours, 3 heures et 1 seconde ! » Au guichet, on évince les gens sur des broutilles ou par aveu d’incompétence de l’organisme. D’autres s’effondrent, qu’une brouette évacue vers la morgue, prélude à un suicide collectif.
Mouvement sur les marches. Un petit groupe fend les spectateurs. Une délégation Europe Écologie-Les Verts (EELV) d’élu·es de Nantes et de la région, accompagnée de Yannick Jadot, vient échanger avec les occupant·es du théâtre. « C’est la campagne électorale… », souffle une danseuse. Le comédien Pierre Roba déverse une litanie de griefs pour qualifier l’écroulement du secteur de la culture. Les écologistes sont plutôt perçu·es comme sincères dans leur credo social et culturel. Leur proposition de création d’une instance régionale de concertation est cependant fraîchement accueillie : les précédentes offres de « coconstruction » des politiques culturelles ont produit d’amères désillusions.
Pour les occupant·es, les palabres ne sont pas terminées. C’est l’heure de l’assemblée générale politique, souvent très animée, où se prennent quotidiennement toutes leurs décisions. Un technicien du spectacle, quarante-deux ans d’intermittence, une retraite de 842 euros : « Le monde de la culture génère plus de fric que l’automobile ! Comment se positionne-t-on pour que tout le monde puisse en vivre décemment ? » Martine Ritz perçoit une motivation, qu’elle a déjà ressentie auprès des gilets jaunes. « Des personnes arrivent qu’on ne voyait pas dans les organisations syndicales, tellement malmenées par la vie qu’elles ne croyaient plus à la puissance du collectif. À titre personnel, je suis ici pour favoriser le développement d’un mouvement social qui dépasse nos revendications professionnelles, capable de renverser la table pour la présidentielle de 2022. »
Devant le théâtre, la journée s’est achevée à 17 h 45 par un rituel prisé du public : la déambulation de la Brigade des endormeurs·euses, femmes et hommes-sandwichs scandant pendant un quart d’heure un refrain lénifiant à souhait dans les rues avoisinantes. « Couvre-feu ! Rentrez braves gens ! Tout va bien ! 11 minutes, 10 minutes… » 18 heures, fin du compte à rebours, une sirène mugit, et les figurines affolées courent se réfugier dans le théâtre, faussement confinées, ultime pied de nez de la journée à un gouvernement sourd à leurs revendications.
(1) La fronde des intermittent·es du spectacle avait conduit à l’annulation du Festival d’Avignon, une première.
(2) Le mouvement Youth for Climate avait appelé à ce qu’il s’en organise partout dans le monde
(3) Le 23 au matin, 400 forces de l’ordre ont évacué les 50 occupants de la ZAD.