Philippe Corcuff en « lanceur d’alerte idéologique »
Le philosophe analyse les avancées de l’extrême droite dans la bataille des idées.
dans l’hebdo N° 1645 Acheter ce numéro
Au croisement de la sociologie et de la philosophie, Philippe Corcuff nous propose une somme – « trois ans de travail », dit-il – sur la grande confusion, ce « smog des discours et des idées » qui caractérise aujourd’hui le paysage politique. Un chaos propice à ce qu’il nomme « postfascisme », préférant ce concept au fascisme, qui renvoie « trop mécaniquement » à des figures historiques. Il interpelle une gauche qui a négligé cet ennemi à force de voir le « mal » ailleurs. Corcuff fait preuve d’une pensée intrépide, critiquant une gauche radicale qui, à force de diaboliser le « néolibéralisme », les « médias », la « finance », a fini par épargner l’« extrême-droitisation ». Homme engagé, qui a parcouru tout le spectre de la gauche politique, Corcuff n’est pas suspect de mansuétude avec le néolibéralisme et ses incarnations les plus récentes, de Nicolas Sarkozy à Emmanuel Macron, mais il met en garde contre le fléau de l’explication simple et du manichéisme. Il porte par exemple un jugement sévère sur une certaine critique des médias, manichéenne selon lui, jusqu’à atteindre des « tonalités conspirationnistes ». Il estime, à l’opposé d’un Noam Chomsky, que les contraintes économiques – bien réelles – n’imposent pas « mécaniquement » leur loi aux pratiques journalistiques, qui dépendent aussi de « l’autonomie des pratiques professionnelles ».
L’auteur pointe également comme facteur important de confusionnisme la polarisation extrême autour de la laïcité. Il cite Élisabeth Badinter pour qui, « en dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité ». Il note que la philosophe, même en pratiquant une forme d’ironie (c’est ainsi qu’elle s’est justifiée), réintègre Marine Le Pen « dans le giron républicain ». Il passe au crible les discours des figures de la gauche – gauche radicale comprise – qui braconnent sur les terres idéologiques de l’extrême droite, par souverainisme, nationalisme, populisme et parfois xénophobie.
Plus largement, cet ouvrage volumineux se présente comme une illustration de la méthode sociologique qui propose des explications plurifactorielles pour « éclairer les complications du réel », quand le complotisme se nourrit de manichéisme et d’un « droit au doute illimité », terrain de prédilection de l’extrême droite. Corcuff se faufile dans un couloir étroit et périlleux entre une critique du manichéisme et le risque de complaisance à l’égard du néolibéralisme, auquel il ne cède jamais. S’il nous met en garde face au risque d’avènement de ce qu’il appelle « une figure soft du pire » qui naîtrait d’un « bricolage idéologique » gauche-extrême droite, par exemple autour du populisme, il n’oublie pas qu’à l’origine il y a ces trois logiques qui nous gouvernent aujourd’hui : la fable de la seule politique économique possible, une pratique verticale du pouvoir et un usage tactique des thèmes issus de l’extrême droite.
La Grande Confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées Philippe Corcuff, Textuel, 672 pages, 26 euros.