Rachida Brahim : « Les crimes racistes s’ancrent dans le passé colonial »
Dans La race tue deux fois, Rachida Brahim tisse des liens entre plus de sept cents crimes racistes ayant eu lieu entre 1973 et 2003. À travers cette galerie de faits divers, elle montre l’existence d’une double violence, physique et institutionnelle.
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À Marseille, le 25 août 1973, un Algérien déséquilibré égorge en pleine journée un chauffeur de bus. Le fait divers tient en une ligne, mais embrase dès le lendemain la cité phocéenne. S’enclenche alors une série de crimes racistes durant tout l’automne, visant des personnes nord-africaines. Initialement, la sociologue Rachida Brahim ne pensait limiter ses travaux qu’à cette période et à ce lieu. Finalement, elle compile 731 crimes racistes commis sur trente ans, à travers la France. Résultat de ses recherches, La race tue deux fois illustre la continuité des violences postcoloniales, touchant plusieurs générations de personnes racisées.
Vous ne traitez dans La race tue deux fois qu’une période de trente ans, commençant en 1973 avec une succession de crimes racistes à Marseille. Pourquoi ce point de départ ?
Rachida Brahim : Le racisme n’est pas seulement une affaire entre deux protagonistes. L’année 1973 est une date importante parce que les sources montrent bien l’agencement entre les échelles locale et nationale, interpersonnelle et institutionnelle. Cela commence par l’agression d’un chauffeur de bus. En représailles, six Maghrébins sont retrouvés morts dans les cinq jours qui suivent, dont trois ont été tués dès le lendemain. Dans les trois mois qui suivent, j’ai compté dix-sept morts et une cinquantaine de blessés. Parallèlement, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) – qui avait émergé en 1969 sous le nom de Comité Palestine – s’amplifie et organise des grèves afin de dénoncer ces crimes. Ce sont les prémices du mouvement des droits civiques français, qui est aujourd’hui porté par les nombreux comités « Vérité et Justice », qui dénoncent les violences policières.
À l’échelle macrosociale, des hauts fonctionnaires chargés de l’immigration stigmatisent les migrants africains et les désignent comme des problèmes afin de limiter leur entrée sur le territoire français. En parallèle, les crimes racistes sont déracialisés. Dans les rapports de l’État – rédigés par des commissaires, des préfets ou des ministres –, les faits sont réécrits afin de gommer tout élément qui pourrait laisser croire à un mobile raciste.
Pour mettre en évidence l’ossature du racisme structurel, il me fallait étudier ces trois éléments parallèlement : les violences, les mobilisations des primo-concerné·es et les réponses politiques, législatives. Ce sont les archives auxquelles j’ai eu accès qui ont en partie déterminé mon choix de la période.
Comment avez-vous effectué ce travail de recensement alors que le « crime raciste » n’existe pas en droit ?
C’est un travail de moine bénédictin, dans des centaines de cartons d’archives. J’ai pu recueillir 731 cas, trouvés dans les archives d’associations, de la presse et du ministère de l’Intérieur, dans des comptes rendus, des télégrammes, des notes, des rapports de police ou des renseignements généraux. Les faits recensés donnent un aperçu des violences de ce type, mais ce n’est pas un recensement exhaustif. Si nous avions un registre officiel, je crois que nous arriverions à un chiffre plus important. D’autant plus que les crimes racistes précèdent et dépassent la période que j’ai étudiée.
C’est toujours la même volonté d’assujettir ou d’éliminer par la force des hommes qu’on imagine problématiques et dangereux.
Plutôt que d’une succession de faits divers, pourquoi parlez-vous de « massacre » ?
Les armes, les auteurs et les contextes diffèrent, mais c’est toujours la même scène qui se répète inlassablement. Quelle que soit la décennie, les victimes partagent la même condition sociale. Ce sont des hommes africains ou d’ascendance africaine issus de milieux populaires. En face, c’est toujours la même volonté d’assujettir ou d’éliminer par la force des hommes qu’on imagine problématiques et dangereux. Cette histoire des crimes racistes s’ancre dans le passé colonial français et, si on s’autorise à penser sur la durée, ce qui émerge à la conscience, ce n’est pas une succession de faits divers sans rapport les uns avec les autres, mais l’idée d’un massacre transgénérationnel qui ne dit pas son nom.
Pourquoi distinguez-vous les crimes racistes commis de manière organisée par des personnes affiliées à l’extrême droite et ceux commis dans des situations courantes ?
A priori, on a tendance à associer les crimes racistes aux mouvances d’extrême droite, mais c’est plus complexe que cela. En recensant les violences, il s’agissait surtout de constituer une base de données suffisamment large pour voir émerger ce qu’il y avait concrètement derrière la notion générique de crime raciste. Dans les faits, ces crimes prennent la forme d’agressions, d’homicides ou d’attentats. Et derrière on retrouve trois grands types d’auteurs. D’une part, des militants appartenant à des groupuscules nés durant la guerre d’Algérie, des sympathisants du Front national aux mouvances néonazies qui mettent ouvertement en avant une idéologie raciste. D’autre part, des hommes – très majoritairement – qui agressent ou tuent un immigré ou un jeune de cité sans qu’il ait commis aucun méfait, de manière totalement arbitraire, en expliquant qu’ils ont agi pour se protéger. Ce sont des voisins, des commerçants, des vigiles… Enfin, parmi les auteurs de crimes, on trouve des représentants des pouvoirs publics. S’il s’agit essentiellement de policiers, ce peuvent être également des gendarmes, des douaniers, des militaires ou même du personnel hospitalier – dans ce cas précis, c’est de négligence que des hommes meurent.
Comment expliquez-vous la survivance des représentations racistes au sein de certaines administrations ?
Je parle de « violences disciplinaires » pour qualifier ces faits qui mettent en scène des représentants des pouvoirs publics. On décèle chez eux la volonté de discipliner par la force des corps supposés déviants. Des corps qu’on peut exclure, éliminer ou laisser mourir. C’est bien plus qu’une affaire de représentations, c’est d’abord le mécanisme qui permet justement de désigner ces corps comme déviants. Si on est prêt à être tout à fait lucide, il faut d’ailleurs admettre qu’il ne peut y avoir de racisme sans race. Dans nos sociétés inégalitaires, le fait de percevoir des individus selon des critères physiques ou culturels dévalorisés – de les raciser – reste un levier de pouvoir efficace pour maintenir une inégale répartition des ressources matérielles et symboliques.
Lorsqu’on intime l’ordre à des chercheurs de ne pas se servir de ces cadres théoriques postmodernes, on leur demande de passer sous silence le cœur du problème.
Comment ce processus de racialisation peut-il concrètement perdurer ?
L’idée de race perdure en silence. Le droit joue un rôle important en posant des normes. Ceux qui n’y entrent pas sont soumis à un droit particulier, à cause des problèmes particuliers qu’ils poseraient. Les politiques d’immigration, les politiques publiques visant les quartiers populaires ou la politique du logement relèvent de ce droit particulier. Elles catégorisent et stigmatisent des individus selon des critères raciaux. Ces individus sont alors exposés spécifiquement à la violence raciale. Durant les trente années étudiées, lorsque les personnes concernées dénoncent les crimes racistes, les parlementaires convoquent à l’inverse un droit universaliste, en expliquant qu’il ne peut y avoir de droit particulier dans un État républicain et que, par conséquent, il est impossible de légiférer sur le crime raciste. Il faut attendre 2003 pour que le mobile raciste soit admis par la loi et qu’il constitue une circonstance aggravante, sous des conditions restreintes. Nous sommes en présence d’un droit qui crée la race d’une part et nie son existence de l’autre.
Était-il possible d’analyser ces faits autrement qu’à travers un prisme postcolonial ?
Les chercheurs et les chercheuses en sciences sociales ont besoin d’un cadre théorique qui mette en évidence les mécanismes cachés dans les faits qu’ils étudient. En ce qui me concerne, j’ai été influencée par des théoriciens comme Michel Foucault ou Jacques Rancière et les études postcoloniales et décoloniales – elles-mêmes influencées par ces deux penseurs. Elles présentent un avantage certain, celui d’accorder une place centrale à la parole des primo-concerné·es par une violence qui est souvent disqualifiée, minimisée. Elles insistent sur le fait que les rapports de pouvoir fondés sur l’idée de race ne sont pas seulement une conséquence de la colonisation mais plus largement du système capitaliste. Lorsqu’on intime l’ordre à des chercheurs de ne pas se servir de ces cadres théoriques postmodernes, postcoloniaux ou subalternes, on leur demande de faire comme les parlementaires qui ont élaboré la législation antiraciste : traiter a minima la question tout en passant sous silence le cœur du problème, à savoir la survivance de la question raciale et ses conséquences. C’est une question complexe et dérangeante, je le conçois, mais nous avons des outils pour l’appréhender sereinement.
Avez-vous le sentiment d’être suspectée lorsque Frédérique Vidal dénonce l’« islamo-gauchisme » ou que des chercheurs comme Stéphane Beaud dénoncent un « tournant identitaire » ?
Non, pas réellement. Le but, c’est surtout de disqualifier des propos sur le racisme structurel en faisant en vain des procès d’intention. Je l’ai vu avec mon premier directeur de thèse, Gérard Noiriel. Après deux ans passés sous sa direction, il m’a posé un ultimatum : rester sous sa direction en gardant son cadre de pensée ou arrêter. J’ai choisi d’arrêter, pour reprendre à Aix-en-Provence. Puis Stéphane Beaud a demandé à participer à mon jury de thèse, il l’a présidé et s’est opposé à l’emploi du concept de race, qui était, selon lui, surtout un « concept à la mode ». C’est déroutant que des universitaires vous expliquent qu’une chose qui a historiquement décimé votre propre famille et qui continue à meurtrir des familles entières n’est qu’un effet de mode. Ce fut déroutant aussi de voir qu’ils ne croyaient pas aux implications concrètes de la race, tout en insistant sur mes origines algériennes comme un obstacle à mon objectivité. Ces prises de position, à l’université comme au sein du gouvernement, me navrent. Elles ne sont pas à la hauteur des enjeux de paix sociale qui animent celles et ceux qui étudient le concept de race sérieusement.
La race tue deux fois. Une histoire des crimes racistes en france (1970-2000) Rachida Brahim, Syllepse, 228 pages, 18 euros.
Droit de réponse
À la suite de la publication de cet entretien, nous avons reçu de Stéphane Beaud le droit de réponse suivant :
Mme Rachida Brahim, lors de son interview dans Politis, déclare ceci : « Stéphane Beaud a demandé de participer à mon jury de thèse, il l’a présidé et s’est opposé à l’emploi du concept de race qui était, selon lui, surtout un « concept à la mode ». C’est déroutant que des universitaires vous expliquent qu’une chose qui a historiquement décimé votre propre famille et qui continue de meurtrir des familles entières n’est qu’un effet de mode. Ce fut déroutant aussi de voir qu’ils ne croyaient pas aux implications concrètes de la race tout en insistant sur mes origines algériennes comme un obstacle à mon objectivité. »
Je tiens à apporter les rectificatifs suivants :
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J’ai souhaité participer à ce jury de thèse parce que le sujet traité m’intéressait beaucoup (c’était même un travail que j’avais un moment envisagé d’entreprendre : une sociologie des crimes racistes des années 1982/84). La constitution de ce jury de thèse s’est faite en concertation entre le directeur de thèse (ici Laurent Mucchielli,) et la doctorante. Il n’y a donc pas eu de « coup de force » de ma part pour siéger à ce jury.
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J’ai lu la thèse de Rachida Brahim et n’ai pas du tout été convaincu par ce travail doctoral. Je lui ai donc fait en soutenance des critiques portant sur le fond de sa thèse, un usage établi dans notre milieu professionnel. Mes critiques ne visaient d’ailleurs pas l’emploi du concept de race par Mme Brahim – comme le dit à tort celle-ci dans son interview – mais plutôt son usage exclusif au détriment des autres facteurs explicatifs possibles.
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Quant à l’assertion de Mme Brahim selon laquelle j’aurais lors de sa soutenance considéré ses origines algériennes comme un « obstacle à son objectivité », elle est tout simplement fausse. Comme le montre cet extrait du rapport de soutenance de thèse, qui transcrit le tout début de mon intervention orale : « Stéphane Beaud tient à féliciter Rachida Brahim d’avoir choisi un sujet de thèse qui, alors qu’il a une grande pertinence sociologique et une forte portée politique, n’avait pas encore été traité par les sciences sociales… Mais qui oblige aussi à traiter un matériau sombre, dur, âpre, dont on peut supposer qu’il n’est pas sans affecter celle qui s’y « colle ». Bref il a fallu un certain courage à Rachida Brahim pour affronter et traiter ce matériau. »
Les lecteurs de Politis pourront ainsi juger sur pièces.