Régions : les perdantes du domino territorial

Depuis les grandes réformes du quinquennat Hollande, les régions sont devenues d’immenses entités administratives au budget insuffisant, éloignées des citoyens mais sensibles aux enjeux nationaux.

Nadia Sweeny  • 24 mars 2021 abonné·es
Régions : les perdantes du domino territorial
Édouard Philippe, alors Premier ministre, en visite auprès de Jean Rottner, président de la région Grand Est, le 23 mars 2018.
© FREDERICK FLORIN/AFP

Le gouvernement Valls les avait vendues comme l’occasion d’économies massives. À l’heure des restrictions budgétaires, les lois de décentralisation de l’année 2015, réduisant le nombre de régions de 22 à 13 en métropole et modifiant leurs compétences, devaient permettre de mutualiser les moyens et de clarifier le « mille-feuille » administratif français. Une économie annuelle de 12 milliards d’euros devait en résulter. Quatre ans plus tard, la Cour des comptes et l’Assemblée nationale ont dressé un bilan amer : la réforme n’a pas engendré d’économies. « Le gouvernement en avait promis sur les dépenses de gestion, pour des collectivités territoriales dont l’essentiel du budget consiste en dépenses d’actions en fonctionnement ou en investissement ! » s’étonne Jules Nyssen, secrétaire général de l’association d’élus Régions de France. Le résultat était donc couru d’avance.

Pourtant, le mal est fait : la nouvelle carte régionale, dessinée sur un coin de table élyséenne, a créé des structures immenses qui n’ont quasiment plus qu’une existence administrative. Leur légitimité populaire est quasi nulle, sauf pour celles qui n’ont pas changé de périmètre, à l’instar de la -Bretagne, ou en Normandie, où la fusion entre Haute et Basse-Normandie est vécue comme une réunification légitime. Pour le reste, les nouvelles régions ne doivent leur naissance qu’à des tractations politiciennes. Où caser la Picardie, à fort potentiel Front national : avec la Normandie ou le Nord-Pas-de-Calais ? Fallait-il fusionner les Pays de la Loire et la Bretagne ? Jean-Yves Le Drian, président du conseil régional de -Bretagne et populaire ministre de la Défense d’un -gouvernement Valls aux abois, s’y était violemment opposé, menaçant de démissionner. Résultat : les Pays de la Loire ne fusionnent pas. Ségolène Royal ne voulait pas d’une fusion de la région -Poitou-Charentes avec l’Aquitaine. La région disparaît pourtant, avec le Limousin, dans une Nouvelle-Aquitaine aussi grande que l’Autriche…

« Ça a été un jeu de domino territorial unique au monde ! Quel pays joue comme ça avec ses régions et ses territoires ? Aucun ! » s’étouffe Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS, titulaire de la chaire Territoires et mutations de l’action publique à Sciences Po-Rennes. Le citoyen, lui, passe à l’as. Naturellement, ces immenses territoires génèrent des résistances. « Le 1er janvier 2021, une communauté européenne d’Alsace a vu le jour parce que le tracé du Grand Est ne correspond pas à l’identité et au système territorial alsacien, constate Romain Pasquier. Il y a des problèmes de rivalités avec ces grands tracés, comme entre Toulouse et Montpellier. »

Recentralisation

Mais alors, pourquoi de telles réformes ? La France devait donner des gages à une Europe avide de changements structurels économes. L’Hexagone faisait aussi office de petit joueur face à ses voisins espagnol, italien ou allemand – surtout allemand –, dotés de régions fortes et puissantes. Mais, en même temps, l’État français craint de donner trop de pouvoir à ces intermédiaires territoriaux, historiquement vécus comme des concurrents du pouvoir central.

Alors l’État reste au milieu de gué. Ne donne pas beaucoup de pouvoirs aux régions mais étend leur territoire. Une façon de cacher la misère avec une décision prise contre l’avis des premiers concernés. « Les présidents de région se sont fait imposer cette réforme : ils ne voulaient pas augmenter la superficie des territoires mais réclamaient plus de responsabilités », affirme Jules Nyssen. « En réduisant de moitié le nombre de régions, on a aussi cassé la dynamique politique qui commençait à exister au niveau régional, tient à préciserJean-Bernard Auby, professeur de droit public émérite de Sciences Po-Paris. L’appareil d’État l’a fait sciemment parce qu’une montée en puissance n’est pas supportable pour lui. »

L’État applique toujours son historique fonctionnement hyper-centralisé. Une petite musique qu’on retrouve même dans ses lois dites de « décentralisation ». La loi NOTRe (2015) étend certes quelques domaines de compétences des régions, mais supprime leur clause de compétence générale, qui conférait un pouvoir d’initiative pour développer de nouvelles politiques en dehors des compétences obligatoires, et génère aussi la montée en puissance du préfet de région et de son secrétaire général – représentants de l’État.

Les régions restent, par ailleurs, peu dotées financièrement. « Leur budget s’élève à environ 33 milliards d’euros annuel, soit 1,34 % du PIB, alors que les dépenses publiques en France représentent 56 % du PIB : les régions sont des nains en matière de dépense publique, constate Jules Nyssen. Il y a une très grande disproportion entre leur taille territoriale, le poids politique de leurs présidents et les moyens d’actions qui sont les leurs. »

Sous couvert de décentralisation, la recentralisation, en réalité, s’accélère. Les départements, qui devaient disparaître, sont vidés de leur substance par la loi NOTRe, mais -subsistent notamment grâce à un regain de légitimité locale, conséquence de l’éloignement des nouvelles régions, sans identité. Ajoutez à cela la création des nouvelles intercommunalités, les métropoles et les communes, et vous obtenez « 40 000 acteurs locaux, pas organisés, pas hiérarchisés, se désole Jean-Bernard Auby. L’État s’en frise les moustaches : il ne demande que ça, d’avoir en face de lui une collection de nains ».

Fractures territoriales

En juillet 2017, Emmanuel Macron, face au Congrès à Versailles, promet des « pactes girondins ». Le Président critique même une centralisation « jacobine » de l’État, mue par « la peur élémentaire de perdre une part de son pouvoir » : « Conjurons cette peur ! » lançait-il. Un an plus tard, le Premier ministre, Édouard Philippe, supprime pourtant 450 millions d’euros promis aux conseils régionaux. La fronde est massive et gagne tous les niveaux des collectivités territoriales qui s’allient contre le pouvoir central : « Une fronde unique sous la Ve République », s’ébahit Romain Pasquier.

Là-dessus, la crise des gilets jaunes met à nu les fractures territoriales, alors que la crise sanitaire finit de décrédibiliser une « gouvernance à la française » éclatée et illisible. Face au Covid-19, l’État refuse dans un premier temps de s’appuyer sur les échelons territoriaux et saisit même des cargaisons de masques commandées par les régions et les départements ! « On n’est pas passé loin de la défaillance systémique »,souffle Romain Pasquier. Face au tollé, le Président est bien obligé de s’intéresser un peu aux territoires. De nouveau, il promet des évolutions, mais pas de grand soir. Une loi – nommée 4D – est censée être présentée au Parlement ce printemps. « Un article prétend, par exemple, étendre le pouvoir réglementaire des territoires en leur donnant le choix du nombre de bestiaux admis au pâturage… On croit rêver. C’est à la limite du grotesque »,s’étouffe Jean-Bernard Auby.

Sans surprise, hormis quelques miettes – comme la gestion des sites Natura 2000 ou de quelques routes nationales –, cette loi ne renforce pas le pouvoir des régions, dont les compétences restent morcelées et le budget ridicule. « De quoi vont-ils parler pendant la campagne ? », se demande Jean-Bernard Auby.De sujets nationaux.

Jeunesse et précarité, économie et aide aux entreprises, transports, environnement et aménagement du territoire… Autant de thématiques liées aux compétences régionales dont la portée est démultipliée par les conséquences de la crise sanitaire. Si les élections régionales, scrutins intermédiaires, ont souvent sanctionné les gouvernements du moment, cette constance politique a toutes les chances d’être confirmée. L’extension territoriale des régions, qui crée une plus grande visibilité médiatique de leur président, conjuguée à l’atrophie et au morcellement de leurs pouvoirs les pousse à investir des sujets dont l’écho dépasse leur territoire. La crise sanitaire et la date des élections, à moins d’un an de la présidentielle, en font plus que jamais des laboratoires politiques nationaux. Dans ce contexte, les oppositions ont tout intérêt à investir massivement cette élection, qui s’annonce comme un puissant galop d’essai.

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