Vertige du glamour
La revue Audimat publie son premier ouvrage, un essai de Simon Reynolds sur le glam rock. À la fois mise en scène de soi et regard sur le monde.
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En 1964, David Bowie fait sa première apparition à la télévision. Ce soir-là, le musicien n’est pas encore la star qu’il deviendra et il n’est pas invité pour interpréter l’un de ses morceaux. S’il est sur le plateau, c’est en tant que représentant de « la Société de prévention de la cruauté contre les hommes aux cheveux longs ». Pour Simon Reynolds, auteur du Choc du glam, cet événement est à retenir pour plusieurs raisons. D’abord, le critique y relève « la surprenante beauté de Bowie : teint pâle, traits délicats et éclatante chevelure blonde tombant sur ses épaules ». Ensuite, il note son attitude : « poli, réservé, un large sourire trahissant probablement une timidité hostile ». « Mais le plus frappant, conclut Reynolds, c’est que l’affaire était une mascarade. » Cette « société » n’existe pas. Le musicien l’a inventée pour s’assurer un passage dans une émission de grande écoute. Un canular, « un coup de pub ».
Dans cette anecdote, -Reynolds perçoit une posture qui accompagnera toute la carrière de David Bowie. Un artiste qui s’arrange avec la réalité, qui aime se contredire et qui a même fait de la réinvention sa marque de fabrique. Parue en 1971, sa chanson « Changes », traitant surtout de conflits générationnels, a été réinterprétée comme un hymne à cette philosophie, et Reynolds décrit admirablement les glissements de sens dont elle a fait l’objet. Or, pour lui, cette attitude, typique de Bowie, se retrouve aussi au cœur du mouvement dans lequel il s’est inscrit à certains moments de sa carrière : le glam rock. Comme lui, qui affiche une distance habile en mentant à la télévision, les musiciens du glam jouent avec leur image, inventent un monde de paillettes, alliant références musicales, cinématographiques, littéraires et performances scéniques.
Pour Reynolds, le glam s’est déployé entre l’Angleterre et les États-Unis au début des années 1970. Son livre-fleuve, de quelque 700 pages, suit à la trace certaines de ses figures. Il est question de Marc Bolan et de son groupe T. Rex dans un chapitre qui mêle analyse musicale et étude des influences littéraires du groupe. Alice Cooper, autre icône rock, occupe une grande partie du livre avec une réflexion -chronologique sur son apparence et sur la fabrication de son image de provocateur. Bryan Ferry, Brian Eno et Roxy Music voient leur carrière détaillée, avec un passage exalté sur For Your Pleasure, « l’un des plus grands albums de tous les temps ». Bowie, bien sûr, est passé au crible, de la création à la mort de Ziggy Stardust, son personnage, puis au long de très belles pages consacrées à sa période berlinoise. Reynolds s’intéresse aussi aux figures plus obscures du glam, tel Wayne County, dont il décrit les concerts new–yorkais, à ses représentants les plus retors – Iggy Pop, Lou Reed – et à ses héritiers ou presque héritiers – Queen, Lady Gaga.
L’éventail est large, et le lecteur est parfois dérouté par le foisonnement du récit, qui confine parfois au catalogue, surtout dans le dernier chapitre, sur les héritages. Toutefois, cet éclatement s’explique par la manière dont Reynolds conçoit son objet, multipliant les échelles d’analyse. Pour lui, le glam est une « nébuleuse » que l’on peut appréhender selon deux définitions. Au sens le plus restreint, il désigne un groupe de musiciens « galvanisés par une rivalité amicale, collaborant et partageant bien souvent leurs managers ». Dans un sens plus large, le terme recoupe aussi un continuum, sorte de mouvance latente ou tendance des cultures populaires depuis Oscar Wilde jusqu’aux Rolling Stones, depuis Dada jusqu’à Freddie Mercury.
Au-delà de la seule musique, le glam se définirait alors comme un regard sur le monde et une mise en scène de soi. La différence, écrit Reynolds, entre « le cirque habituel de la pop music » et le glam « se situe dans le fait que les artistes glam adoptaient en toute conscience costumes, accessoires et théâtralité ». Ils se livrent « à une espèce de déconstruction ironique de leurs propres images ». Une attitude distante que l’auteur rattache autant au dandysme du XIXe siècle qu’aux fondements de ce que l’on appellera plus tard la postmodernité.
Cette approche qui mêle les échelles dialogue avec un courant de la littérature sur le rock dont l’exemple le plus marquant reste le Lipstick Traces de Greil Marcus, dans lequel le critique américain entendait lui aussi filer une métaphore, ici celle du punk, à travers les âges et les cultures de la protestation. Comme Lipstick Traces, Le Choc du glam impressionne par son érudition, et il est difficile de reprocher à l’auteur d’avoir négligé un des aspects de son sujet. Pourtant, au cœur du livre, malgré le nombre étonnant d’artistes mentionnés, semble rester un impensé. Au détour d’une phrase, on apprend que Mick Jagger imitait la gestuelle de Tina Turner, que T. Rex revendiquait l’héritage de Little Richard, que David Bowie s’intéressait au son de saxophone de Clarence -Clemons. Or, dans l’analyse de Reynolds, la musique -africaine-américaine est trop absente, ce qui est pour le moins surprenant quand on sait son influence historique sur le rock britannique.
Rappelons donc qu’au moment où Reynolds découvrait Marc Bolan en manteau de métal sur le plateau de « Top of the Pops », George Clinton inventait aux États-Unis sa galaxie Parliament-Funkadelic (ou « P-Funk »), pleine de personnages fantastiques, de costumes extravagants, de grand-guignol afro-futuriste, tout aussi ironique et distancié. On aurait aimé que ce fil du récit soit tiré et que l’auteur y accorde l’attention précise et inspirée qu’il déploie dans le reste de ses analyses.
Le Choc du glam, Simon Reynolds, traduit de l’anglais par Hervé Loncan, Audimat, 701 pages, 20 euros.