« Créer des gardiens de la nature obligera à une révolution culturelle et politique »

Dans un ouvrage à tonalité personnelle, la juriste Marine Calmet retrace quatre années de luttes écologistes, notamment en Guyane, et pointe avec rigueur les défaillances de la société pour défendre l’environnement.

Vanina Delmas  • 14 avril 2021
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« Créer des gardiens de la nature obligera à une révolution culturelle et politique »
En Guyane, contrairement à ce que dit Emmanuel Macron, le projet minier Montagne d’or n’est pas abandonné.
© Emeric Fohlen/NurPhoto/AFP

Un communiqué de presse dénonçant un nouveau danger pour la forêt amazonienne, une audition par la Convention citoyenne pour le climat (CCC), une conférence en ligne pour le lancement du Réseau francophone pour les droits de la nature, une interview sur la réforme du code minier… Cette avalanche de missions est le quotidien de Marine Calmet, juriste spécialisée en droit de l’environnement. Mais, loin de s’éparpiller, elle crée plutôt des passerelles entre tous ses combats pour défendre le vivant. Présidente de l’association Wild Legal, Marine Calmet raconte ses batailles écologiques contre le projet de mine industrielle Montagne d’or et les forages offshore de Total, et confie son cheminement personnel. En 2017, elle renonce à travailler pour de grands cabinets d’avocats parisiens, car le droit de l’environnement sert en réalité à défendre les industries polluantes. Avec l’essai qu’elle vient de publier, Devenir gardiens de la nature, elle nous emmène avec simplicité et humilité en Guyane, auprès des peuples autochtones qui lui ont permis de décentrer, de décoloniser son regard et de s’interroger en profondeur : « Et si la crise écologique que nous traversons se résumait en réalité à une crise identitaire liée à notre incapacité à reconnaître notre place dans la nature ? »

Peut-on dire que ce livre est le récit de votre parcours initiatique de ces quatre dernières années ?

Marine Calmet : À l’époque, j’étais un peu frustrée par la manière de militer à coups de pétitions et de manifestations. J’avais l’impression de dépenser beaucoup d’énergie sans faire bouger véritablement les choses, sans avoir d’horizons enviables. Partir en Guyane m’a permis de faire le pas de côté nécessaire pour voir les défauts de notre société. En parlant avec les représentants des peuples autochtones – des peuples Kali’na, Wayana ou Teko –, j’ai compris qu’ils avaient une analyse complètement différente de notre société capitaliste, de notre rapport à la nature. À travers leur regard, j’ai enfin capté nos travers et les impacts de nos comportements sur d’autres modes de vie, notamment ceux des Amérindiens de Guyane, qui subissent encore la colonisation aujourd’hui.

Comment s’est faite votre rencontre avec la Guyane et les peuples autochtones ?

Je militais au sein de Nature Rights, une association engagée dans la protection des savoirs amérindiens en Guyane. En 2017, j’ai commencé à travailler avec les peuples autochtones car ils avaient besoin d’un accompagnement juridique pour gérer les 400 000 hectares de terres restituées par le gouvernement Hollande à la suite des émeutes du printemps 2017. La ministre de l’Outre-mer de l’époque avait cédé sur ce point, mais peu de choses ont été faites pour constituer un office foncier. Avant d’aller sur place, j’ai rencontré une délégation de la jeunesse autochtone de Guyane à Paris, qui m’a présenté la situation. J’ai ressenti beaucoup de honte pour la France, pour ce gouvernement qui était clairement dans la position de l’oppresseur voulant assimiler ces peuples. Je leur ai proposé mes compétences de juriste pour qu’ils soient à armes égales dans les négociations avec l’administration.

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Puis le très médiatique projet de mine à ciel ouvert Montagne d’or est arrivé. Vous êtes devenue l’une des porte-parole de ses opposants. À quoi est dû votre succès dans cette affaire ?

Grâce à son impact médiatique, ce projet porté par Emmanuel Macron depuis son passage au ministère de l’Économie est devenu le poil à gratter du gouvernement ! La puissance de la résistance au projet résidait dans la diversité des voix que nous avons fait entendre. D’abord celles des peuples autochtones, simples mais efficaces : leurs arguments étaient imbattables puisqu’ils étaient légitimes à défendre leur terre. Puis se sont ajoutées les voix du collectif 500 Frères contre la délinquance, qui milite contre la corruption, l’insécurité et veille au bien-être des générations futures. Enfin, le collectif Or de question a permis de rétablir la vérité face au greenwashing pratiqué par la compagnie Montagne d’or, en fournissant des analyses scientifiques, en récupérant des documents et informations auprès des institutions comme la Commission nationale du débat public, notamment sur la composition en métaux lourds présents dans le sol, qui a été un argument choc pour faire basculer l’opinion publique.

Pourquoi ces territoires attirent-ils autant les industriels ?

Je pense que l’idée colonialiste selon laquelle ces territoires sont faits seulement pour être exploités – dans le jargon administratif on parle de « valorisation » – existe toujours et s’intègre dans la vision utilitariste qu’on a des territoires d’outre-mer en général. En Guyane, j’ai constaté un turn-over important des représentants de l’État. Les préfets changent trop souvent pour garantir une structure solide, une vision sur le long terme. En outre, de nombreux élus locaux – maires, président de la collectivité territoriale – sont encore dans cette logique productiviste et extractiviste. Donc, quand un industriel arrive avec de l’argent et des promesses d’emplois, il trouve leur porte grande ouverte !

La Guyane est un laboratoire à ciel ouvert pour observer toutes les ambivalences de notre société, avec, d’un côté, des citoyen·nes très engagé·es, notamment les peuples autochtones intimement liés à la terre, et, de l’autre, cette vieille classe politique agrippée au pouvoir mais sans aucune compréhension des véritables enjeux de notre siècle (le changement climatique et la protection de la biodiversité), prête à sacrifier les intérêts écologiques du territoire à des filières climaticides telles que le secteur minier.

Le récit dévoile les coulisses de batailles environnementales emblématiques (contre le projet de Montagne d’or, des forages offshore de Total…) et de la Convention citoyenne pour le climat. Quels constats en faites-vous ?

Je connaissais un peu les coulisses de la politique pour avoir milité contre la centrale de Flamanville et l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, deux dossiers dans lesquels la collusion entre l’État et les industriels était flagrante. Mais, ces dernières années, nous avons passé un cap : Emmanuel Macron joue tellement avec les règles, avec le discours politique, que nous ne pouvons plus avoir confiance en nos représentants, et cela remet fondamentalement en question l’État de droit ! Sur le dossier Montagne d’or, le Président affirme que le projet minier est abandonné. La vérité est que la compagnie minière a gagné son procès contre l’État français, qui est donc obligé de renouveler la concession. De même, dans le dossier des forages offshore de Total en Guyane, nous avons vu s’écrouler tous les garde-fous censés garantir la participation des citoyens et l’expertise des scientifiques, à cause de la collusion entre les industriels et le gouvernement macronien.

Concernant la Convention citoyenne pour le climat, c’était intéressant de voir l’évolution du discours politique. Emmanuel Macron l’a créée de toutes pièces, c’était vraiment un ovni juridique. Dans un premier temps, cela a été un succès, car le Président avait assuré que les citoyens étaient en position d’écrire la loi, qu’ils en avaient la responsabilité ! Puis il a changé les règles en cours de route en revenant sur sa promesse du « sans filtre » aux propositions des 150 citoyen·nes. Ce double discours permanent mène à une dévalorisation complète de la parole politique.

Parmi les 149 propositions de la CCC, celle concernant la création du crime d’écocide a fait beaucoup de bruit. Pensez-vous que ces débats et les tensions sur ce sujet sont le reflet de deux mondes opposés ?

Il y a vraiment un affrontement entre deux visions du monde. Du côté des citoyens, poursuivre les industriels pour les pollutions et les dommages causés à l’environnement relève du bon sens afin de protéger notre avenir et celui des générations futures. Du côté d’Emmanuel Macron et de son gouvernement, il est inconcevable de considérer la destruction de la nature comme un crime, d’où leur proposition de transformer ça en délit. Le terme « crime » pointe les atteintes les plus graves mettant en danger les intérêts fondamentaux de notre nation, les fautes graves vis-à-vis de la société entière.

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Aujourd’hui, nous n’en sommes plus à de petites atteintes environnementales locales, c’est une véritable question de société car l’être humain est capable de déstabiliser la planète entière. Le déséquilibre est global. Et le blocage actuel n’est pas une question juridique, c’est une question politique. Il faut dépasser les blocages intellectuels actuels, passer par une phase de déconstruction pour reconstruire et se poser les bonnes questions : dans quelle société reconstruire ? Quelles déviances nous ont conduits à la société actuelle ? En travaillant avec les peuples autochtones, j’ai appris à questionner certains dogmes de notre société, comme la propriété privée, sacrée selon notre Constitution, et que les militants des premières nations de Guyane ont décriée car elle conduit à l’accaparement des richesses au profit de particuliers et ne sert pas l’intérêt général. Or, justement, pour reconstruire une société plus juste et plus respectueuse de la nature, nous avons besoin de nouveaux repères et d’un nouveau vocabulaire comme « écocide », « limites planétaires » ou « droits de la nature ».

D’ailleurs, le mouvement mondial pour la reconnaissance des droits de la nature prend de l’ampleur ces dernières années. En quoi est-ce une solution ?

De nouvelles jurisprudences naissent quasiment chaque semaine dans le monde entier. Le mois dernier, le Canada a reconnu des droits propres à la rivière Magpie. En Équateur, cela fait dix ans que les droits de la nature sont reconnus dans la Constitution. Nous devons regarder ce qui se fait ailleurs et nous interroger sur le droit français, sur les façons de le reconstruire sur des bases saines. À une époque, on s’est posé la question de reconnaître des droits intrinsèques aux êtres humains, du fait de leur qualité d’humains, ce qui a remis en question l’esclavage et les inégalités entre les femmes et les hommes. Selon moi, il faut suivre la même démarche pour octroyer des droits fondamentaux à la nature, car on observe que les intérêts humains passent systématiquement en premier. D’un côté, la législation existe pour protéger telle ou telle espèce mais, de l’autre, des dérogations sont facilement autorisées dès qu’il y a un projet d’autoroute, d’aéroport, de mine… Il faut trouver un équilibre mais, aujourd’hui, le droit est l’outil des puissants, et la machine juridique sert à dominer la nature. Nous devons trouver une nouvelle manière d’écrire la loi pour y inclure les intérêts du vivant.

Un nouvel arsenal juridique nécessaire, qui pourrait servir à créer le statut de gardien et gardienne de la nature : qu’est-ce que cela signifie et implique ?

C’est un statut social qui ne serait pas celui d’élus ni de représentants politiques, mais de représentants de la nature. Un rôle à inventer dans notre société mais qui existe déjà ailleurs, notamment en Nouvelle-Zélande. Après cent quarante années de négociations, les tribus maories ont obtenu la reconnaissance des droits de leur fleuve sacré, le Whanganui, et la loi les a désignées comme gardiennes légales : elles peuvent désormais le préserver de la bétonisation ou de l’exploitation hydroélectrique. En Colombie, la justice a reconnu que l’État n’avait pas protégé le fleuve Atrato des pollutions liées à l’orpaillage et a donc partagé la tutelle du fleuve entre le gouvernement et les communautés ethniques locales. Une commission de gardiens et de gardiennes du fleuve a été créée.

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Sur le plan juridique, nous n’en sommes pas très loin en France avec les associations agréées pour la protection de l’environnement. Prenons le cas fictif d’une association dont les statuts stipulent qu’elle a pour mission la « protection de l’écosystème de la Seine ». Personne morale en droit, elle a la possibilité juridique de défendre ce fleuve. Pour autant, elle ne sera pas forcément associée à la prise de décision politique le concernant, donc elle n’aura pas la possibilité de mettre un veto à des projets industriels ayant un impact négatif sur lui. Elle pourra seulement saisir la justice a posteriori en cas de projet ayant ou pouvant avoir des impacts négatifs sur le fleuve. Le chemin qu’il nous reste à parcourir pour y arriver est vraiment ténu. C’est davantage une révolution culturelle et politique que juridique pour instaurer de nouveaux modes de gouvernance.

Quelles résistances devez-vous encore affronter ?

J’ai le sentiment qu’il y a encore une forme de mépris ou d’insouciance vis-à-vis de la défense de la nature car, dans notre société, ce n’est pas considéré comme une valeur déterminante, contrairement à l’individualisme, à la compétition, à la croissance, au profit… Cela se répercute sur les personnes qui défendent un autre rapport au vivant. Je le vois aussi chez certains juristes qui nous contredisent systématiquement sur ces sujets-là. Je pense que nous devons en passer par ce processus que décrivait Schopenhauer : « Toute vérité passe par trois étapes, d’abord elle est ridiculisée, ensuite elle est violemment combattue et enfin elle est acceptée comme une évidence. » On le voit aujourd’hui avec les idées politiques écologistes diabolisées par certains. Un changement de notre rapport à la nature est en cours, mais il rencontre de fortes résistances.

Cette transformation, je l’ai dit, est avant tout culturelle. Pour moi qui suis profondément attachée à la forêt de Guyane, c’est immoral et indécent de raser des forêts primaires et d’éventrer la terre avec du cyanure et d’autres produits toxiques ! J’espère que nous saurons nous inspirer de la sagesse des peuples autochtones pour recréer des liens forts avec la Terre et opérer progressivement ces changements de comportement. Mais je suis convaincue que l’avenir nous donnera raison : un jour, on se demandera comment on a pu à ce point maltraiter la Terre, et les générations futures auront du mal à s’identifier à notre civilisation.

Marine Calmet Présidente de l’association Wild Legal.

Idées
Temps de lecture : 13 minutes
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