En Allemagne, le 1er mai, une convergence inédite des luttes
À Berlin, la traditionnelle manifestation sera portée pour la première fois par un collectif antiraciste et féministe, alors que le pays se prépare à des échéances électorales cruciales.
dans l’hebdo N° 1651 Acheter ce numéro
Y allah pour la lutte des classes ! » Sur l’affiche rouge flamboyant, une jeune femme visiblement d’origine maghrébine brandit un poing, masque chirurgical blanc sur le visage. Aucun doute : à Berlin, ce 1er Mai sera différent. C’est la première fois dans l’histoire allemande qu’une alliance antiraciste, féministe et anticapitaliste coorganisera une manifestation lors de ce rendez-vous annuel, incontournable de l’extrême gauche autonome depuis 1987. « Il est temps que la culture révolutionnaire allemande s’adresse aux personnes de couleur, la lutte des classes ne peut plus se faire sans elles, qui constituent une grande partie du monde ouvrier allemand », revendique Aicha Jamal, porte-parole de la Migrantifa (contraction de « migrants » et « antifasciste ») berlinoise. Cette année, les traditionnels groupes antifa et anticapitalistes de l’extrême gauche marcheront aux côtés d’associations d’affiliations kurde, turque, latino-américaine, palestinienne, juive, philippine et indienne. Le rassemblement commencera par des discours à 17 heures à Neukölln puis défilera jusqu’à Kreuzberg – deux quartiers berlinois connus pour leur diversité ethnoculturelle et leur engagement à gauche.
Comme en 2020, la manifestation révolutionnaire sera l’événement phare de cette journée internationale des droits des travailleuses et des travailleurs. En temps normal, la compétition est rude le 1er mai, mais la pandémie a considérablement réduit l’offre. Annulé, le MayFest, instauré en 2003 par les autorités, qui rassemblait des foules de touristes et de passants pour un festival de rue apolitique supposé empêcher les violences. Les grands syndicats de la confédération DGB (Deutsche Gewerkschaftsbund) organiseront leur manifestation devant la porte de Brandebourg, mais dans un format réduit et, comme c’est le cas depuis les années 1980, à l’écart de l’extrême gauche, qui les conspue pour leur réformisme et leur complaisance face au patronat. S’il n’a jamais été question d’un front commun avec les syndicats, l’alliance antiraciste promet la convergence des luttes autonomes pour le 1er mai 2021. « C’est un développement extrêmement intéressant, attendu depuis longtemps. Il pourrait mettre fin aux années de marginalisation de l’extrême gauche allemande et mobiliser de vastes segments de la classe ouvrière et de la jeunesse d’origine immigrée », estime Robin Celikates, codirecteur du Centre pour les sciences humaines et le changement social à Berlin.
Cette alliance est l’aboutissement d’un cheminement mené depuis un an dans un contexte de pandémie, mais aussi de violences racistes. La Migrantifa est née dans un sursaut de peur et de révolte après les attentats de Hanau. C’est dans cette banlieue de Francfort que neuf personnes originaires de l’immigration ont été assassinées et cinq autres blessées par un terroriste d’extrême droite inspiré par le suprémacisme blanc, le 19 février 2020. « Ce fut un choc au plus profond de nous-mêmes. Nous avons toujours été pris pour cible, mais Hanau constitue une cassure. Nous avons ressenti dans notre chair que l’État n’allait pas nous sauver et qu’il fallait se prendre en main nous-mêmes », se souvient Aicha Jamal, de la colère dans la voix. En quinze mois, aucune enquête policière n’a abouti. Une investigation sur la pratique du profilage racial au sein de la police, planifiée depuis 2017, a même été décommandée par le ministre fédéral de l’Intérieur, Horst Seehofer (CSU, centre-droit).
En revanche, les changements se font profondément ressentir dans la société allemande. Avec les manifestations de Black Lives Matter survenues quelques mois plus tard, l’antiracisme est devenu un sujet incontournable au sein de la société civile. Une large alliance de groupes féministes, anti-impérialistes et de migrants s’est constituée au fil des manifestations pour dénoncer en commun le racisme, le sexisme, le capitalisme. Elle revendique même aujourd’hui l’organisation de la manifestation du 1er Mai dans une perspective anticoloniale. « Ce n’est pas qu’une fête européenne. Tous les pays du Sud dont nous sommes originaires partagent cette tradition. Par le porte-à-porte, on a convaincu beaucoup de personnes qui se sentent exclues de la gauche allemande d’aller battre le pavé pour des sujets qui les concernent, comme le racisme et la précarité », témoigne Aicha Jamal. « Pas de progrès sans lutte des classes et sans personnes racisées », scande l’un des slogans de la manifestation.
Un espace y sera dédié au collectif Exproprier Deutsche Wohnen & Co, qui réclame la socialisation des grands conglomérats immobiliers. Il a récolté plus de 75 000 signatures sur les 150 000 nécessaires, d’ici juin, pour organiser un référendum local dans la capitale : ses affiches jaune vif recouvrent les murs de la métropole. La question des logements y est omniprésente et traverse tous les mouvements de gauche, alors que 80 % des habitants sont locataires. « Les logements sont devenus une marchandise rare, confisquée par les grands conglomérats. Cela concerne particulièrement les personnes racisées, victimes d’une discrimination systémique sur le marché du logement et qui, du fait de leur précarisation, ne peuvent pas se permettre des loyers exorbitants », explique Aicha Jamal.
Une revendication d’autant plus importante depuis que la Cour constitutionnelle a annulé le plafonnement des loyers à Berlin, début avril. Instauré en 2020 par la coalition « rouge-rouge-vert » (le parti de gauche Die Linke, les sociaux-démocrates du SPD et les Verts), il prévoyait une baisse des loyers rétroactive et leur fixait un seuil maximal. Maintenant, des millions de locataires se voient dans l’obligation de rembourser leurs propriétaires : une claque pour la gauche parlementaire et la société civile. La manifestation du 1er mai 2021 pourrait ainsi avoir une résonance particulière en mobilisant la colère des Berlinois·es à ce sujet. « Elle permet de maintenir une forte pression sur le SPD et les Verts afin que le sujet reste central pendant cette année électorale », affirme Tobias Pflüger, vice-président et député de Die Linke, qui avait porté le plafonnement des loyers. Le parti de gauche voit d’un bon œil la manifestation, dont elle partage plusieurs revendications. « Plusieurs de nos élu·es, qui proviennent d’un milieu racisé et antifasciste, seront présent·es dans le cortège dans une logique d’inspiration mutuelle », souligne-t-il. Sollicité, le SPD a également affirmé à Politis qu’il « s’engage fermement et de manière continue contre le racisme ».
À six mois des élections fédérales, il n’est cependant pas acquis que les revendications de la manifestation seront centrales dans la bataille électorale. Nils Diederich, ancien député du SPD et professeur de science politique à l’Université libre de Berlin, doute même qu’elles aient la moindre influence sur le scrutin de septembre. « Les célébrations du 1er Mai sont très peu suivies par la classe politique, sauf en cas de violences en marge du cortège. Elles pourraient tout au plus raviver un débat autour du racisme, mais n’auront probablement pas d’influence sur l’offre électorale. » Pour sa part, pas question pour la Migrantifa de participer au « manège électoral », affirme Aicha Jamal. « Nous n’avons aucun espoir que la classe politique nous représente, surtout en ce qui concerne la jeunesse d’origine immigrée. Nous sommes en faveur d’une mobilisation des travailleuses et des travailleurs sans représentation, organisée de manière autonome. » L’écart entre gauche autonome et gauche parlementaire semble ainsi se creuser, alors que le SPD et Die Linke sont tous deux crédités de moins de 15 % des intentions de vote.
Et si les Verts apparaissent comme le nouveau parti de masse progressiste, avec 28 % des intentions de vote selon les derniers sondages, ils sont de plus en plus critiqués par la gauche autonome. En cause : des coalitions « vert-noir » en cours avec la CDU-CSU conservatrice dans plusieurs Länder. À l’approche des élections, ce modèle d’alliance écolo-conservatrice est pressenti gagnant par plusieurs analystes. Or, plus les Verts s’ouvrent aux conservateurs, plus ils se distancient de la société civile et de la gauche autonome, estime Robin Celikates, pour qui la classe politique « a un train de retard » sur les évolutions de la société. « Cette manifestation est symboliquement forte, car elle montre une société citoyenne unie. Aux partis de gauche de ne pas rater le coche », juge-t-il.