Fabrice Olivet : « Arrêtons de dire que la race n’existe pas ! »
Dans son nouveau livre, Fabrice Olivet dénonce la « petite fiction métissée » qui a cours en France et qui masque le maintien des anciennes dominations coloniales.
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Habitant une banlieue plutôt favorisée près de Paris, Fabrice Olivet, métis de 60 ans, de père inconnu (d’origine guinéenne), est dans son jardin, un livre à la main. Ses enfants sont à l’école ; sa femme, enseignante, aussi. Il est soudain interrompu dans sa lecture par des policiers qui viennent de pénétrer sur sa pelouse, à travers la haie qui sépare sa propriété de celle de ses voisins. Ils lui demandent sans ménagement ses papiers d’identité. Plus que surpris, il explique que ceux-ci sont évidemment à l’intérieur, puisqu’il est chez lui. « Nous recherchons des cambrioleurs qui opèrent dans le quartier, vos papiers, et vite ! »
Stupéfait, Fabrice Olivet se plie à ce contrôle d’identité… dans son propre jardin. Constatant qu’il habite bien là, les policiers repartent, sans la moindre excuse – et sans procéder aux mêmes contrôles dans les pavillons voisins, dont certains habitants se trouvent eux aussi dans leur jardin.
Fabrice a deux garçons. Le premier, 19 ans, étudiant, a la peau claire et la couleur de ses cheveux tire sur le blond ; il reconnaît n’avoir jamais subi un contrôle de police. Son frère, 14 ans, qui a la peau plus foncée, en a, lui, déjà connu quatre au cours des douze derniers mois…
Militant permanent depuis plus de vingt-cinq ans dans l’association Autosupport des usagers de drogues (Asud), Fabrice Olivet est un homme plutôt discret. Après avoir eu une jeunesse assez mouvementée, être passé par une consommation limitée de drogues qui l’a conduit à avoir des problèmes avec la justice, il a repris ses études pour devenir professeur d’histoire. Avant de se mettre à militer sur des sujets en lien avec ses turpitudes de jeune adulte. Sa voix a été très écoutée au cours de la lutte contre le sida, pandémie dont une grande part des morts, au début, étaient des usagers de drogues, même si cet aspect a été tu trop souvent. La question, vécue intimement, du racisme et des discriminations dues à la couleur de peau n’a cessé de le tourmenter. Ce qui l’a conduit à écrire un premier livre, La Question métisse (Fayard, 2011), avant de montrer aujourd’hui, dans Au risque de la race, combien la question de la race continue de lacérer la société française républicaine contemporaine, laquelle refuse toujours de l’appréhender dans son histoire et son espace.
Il y a dix ans, vous avez publié La Question métisse, réflexion qui était déjà tirée de votre propre identité. Comment voyez-vous, avec Au risque de la race, l’évolution de ces questions en France ?
Fabrice Olivet : Mon premier livre insistait sur la question d’une assimilation républicaine – que j’avais faite mienne et à laquelle je croyais. Et je me disais que la République française aurait dû donner leur place aux personnes issues de l’expansion coloniale. Si cela s’était passé ainsi, il aurait dû y avoir théoriquement 130 millions de citoyens français dans la première moitié du XXe siècle, de Dunkerque au Congo en passant par l’Indochine ! Sauf que cela ne s’est pas produit. Le fameux « métissage universel » n’a jamais été qu’une utopie.
C’est pourquoi j’ai écrit ce nouveau livre, voyant à quel point cette histoire raciale est utilisée essentiellement pour brimer les banlieues. C’est quelque chose qui est public, quasi officiel. L’appartenance à ce qu’on appelle une « minorité visible » est quelque chose, en France, en 2021, que l’on porte sur soi. C’est pire que la carte d’identité ! Et c’est ce qui fait que vous serez contrôlé par la police ou non, que vous obtiendrez un appartement facilement ou non, que vous aurez plus ou moins de chances de décrocher un emploi… Ceux qui nient cette réalité ne sont pas honnêtes – tout le monde en France aujourd’hui le sait bien ! Il faut arrêter de dire : « Les races n’existent pas, c’est prouvé scientifiquement ! »
Vous écrivez au début de votre livre : « Aux États-Unis, les Noirs sont noirs, en France, il n’existe que des Français qui doivent avoir la décence de faire oublier leur couleur de peau en dehors de notre petite fiction métissée. » Qu’entendez-vous par cette affirmation ?
Cette « petite fiction métissée », c’est ce que j’appelle le folklore Yannick Noah ! C’est aussi le colorblindness absolu, on ne parle jamais des races, alors que tout le monde y pense. Les races n’existent pas, il n’y a que des Français ; c’est ce que disent Marine Le Pen ou Éric Zemmour ! Mais ce n’est pas si mal d’avoir un champion de tennis ou de football issu d’un couple mixte ou reflet d’une belle histoire migratoire supposée réussie. Même si on y fait toujours une discrète allusion, sans aller plus loin – comme une petite musique de fond. Or, si on avait réellement mis l’assimilation en avant, avec détermination et des politiques publiques résolues, elle aurait pu réussir. C’est pourquoi je parle de folklore métissé.
Pourquoi avoir titré Au risque de la race ? Ce n’est pas un titre que l’on verrait communément outre-Atlantique…
En effet. Je pense d’abord que le traumatisme sur cette question remonte à 1939-1945, avec cette équation simple : la race, c’est Hitler ! Mais, à la différence des États-Unis, on a en France cette sorte de « surmoi républicain » qui, comme j’essaie de le montrer, est une manière pour les Français blancs d’abord de tout gommer, mais surtout de conserver une forme de suprématie – qui n’a pas à dire son nom. Parce qu’évidemment, si l’on commence à parler de races et de République française, il faut nécessairement aborder le dossier de l’expansion coloniale. Pourquoi ne pas avoir donné l’égalité des droits aux colonisés, comme annoncé dans le programme au départ de la colonisation par la République, par Jules Ferry notamment ? C’est là ce qui est pernicieux dans le discours républicain français, y compris à gauche. L’universalisme comme le patriotisme et la défense de la nation étaient des valeurs de gauche au départ. Et l’assimilation aussi ! Sauf que la gauche n’a cessé de dire « on devrait le faire » sans jamais aller au bout. L’exemple même de cela est résumé dans le slogan de SOS Racisme « Touche pas à mon pote », qui est clairement paternaliste et traduit en fait un discours gommant les identités : surtout, n’existez pas en tant que Noirs ou Arabes !
Un des points rarement évoqués sur ces questions est le rôle de la répression des drogues, la France suivant là la politique états-unienne de « guerre à la drogue » lancée par Nixon au début des années 1970…
C’est, selon moi, un élément absolument central pour le contrôle des populations afrodescendantes. Mais il y a une différence avec les États-Unis puisque, selon l’étude magistrale de Michelle Alexander sur l’incarcération de masse outre-Atlantique (1), où la répression liée aux drogues est la principale cause de la mise en prison en grand nombre des Noirs, cette politique a été pensée directement dans ce but par Nixon et son équipe, afin de « briser les [deux] communautés » formées par les Noirs d’un côté et les hippies de l’autre. Avec la volonté d’affirmer : « La drogue, c’est eux », alors que le mouvement des droits civiques est en pleine ascension.
En France, à la même époque, la loi de prohibition des drogues en 1970 n’est pas clairement pensée ainsi car, si la question des « gauchistes » existe, il n’y a pas encore de véritable problème afrodescendant ou des « banlieues ». Mais il y a eu rapidement, je crois, un effet d’opportunité : à partir du moment où, dans les banlieues, les problèmes se multiplient et que les afrodescendants commencent à être montrés du doigt, il faut trouver quelque chose pour les mater. Mais, problème, ils sont français et se revendiquent même comme français ! On va donc largement les stigmatiser comme consommateurs de drogues, et très vite comme dealers. Et le marteler à chaque journal de 20 heures… Cet amalgame est admis depuis longtemps maintenant.
Vous montrez que, depuis cette époque, on a stigmatisé les « drogués » en sachant très bien que cela allait pointer du doigt les afrodescendants. Parce que les drogués français blancs passent plus facilement entre les mailles de ce filet…
En effet. Il est alors devenu « légitime » de réprimer, de violenter les Noirs et les Arabes interpellés, jusqu’à leur introduire une matraque télescopique dans les fesses (l’affaire Théo)… Mais je pense que cela s’inscrit aussi dans une culture policière très française, qui remonte principalement à la guerre d’Algérie. D’ailleurs, sur ce point, la mémoire de la gauche s’est longtemps limitée à celle des morts de Charonne, sans parler (pendant plus de vingt ans) des centaines d’Algériens jetés dans la Seine quelques semaines plus tôt, le 17 octobre 1961. Or les flics qui ont fait cela ont formé pendant des décennies leurs jeunes collègues, en leur passant le témoin… Le colorblindness français donne cela. Les médias hexagonaux se plaisent d’ailleurs à dénoncer la police états-unienne et sa violence raciste, mais ils sont bien moins diserts lorsqu’il faut pointer le même phénomène ici.
La défense, en France, est souvent de dire qu’on a désormais des policiers afrodescendants. Or des tests ont été organisés sur le « tir à l’instinct » : face à une personne supposée dangereuse, les policiers tirent-ils tout de suite ou non ? Les résultats des tests ont été catastrophiques sur des « cibles noires ». Et ce aussi bien chez les policiers blancs que chez leurs collègues noirs. C’est bien la preuve que le racisme est un sujet qui se traite sérieusement, avec des études scientifiques et des chiffres ! Le refus de toute statistique sur le sujet est encore une fois le signe d’une volonté de taire ce qui est un problème majeur dans la société française.
(1) La Couleur de la justice. Incarcération de masse et nouvelle ségrégation raciale aux États-Unis, Michelle Alexander, traduit de l’anglais par Anika Scherrer, Syllepse, 2017.
Au risque de la race Fabrice Olivet, L’Aube, 200 pages, 18,50 euros.