Grèce : L’escalade de la répression policière

Passages à tabac, arrestations arbitraires, intimidations… Encouragées par des lois liberticides, les forces de l’ordre sont en roue libre depuis l’arrivée au pouvoir des conservateurs.

Angelique Kourounis  • 14 avril 2021 abonnés
Grèce : L’escalade de la répression policière
© Louisa GOULIAMAKI / AFP

L’autoritarisme, pour de profondes raisons historiques, a toujours été très présent dans la vie politique grecque. En conséquence, les rapports des citoyens avec la police ont toujours été mauvais. Pour preuve, malgré la chute de la dictature des Colonels en 1974, le slogan « Batsi, gourounia, dolofoni » (« Flics, porcs, assassins ») a continué de dominer les manifestations de ces 47 dernières années. Aujourd’hui encore, il est plus que jamais d’actualité. Tagué sur les murs du pays, il exprime une colère et un ras-le-bol de l’impunité qui couvre toutes les violences policières, lesquelles, depuis août 2019, vont crescendo. Cela a débuté par l’évacuation violente de la plupart des squats du pays et le quadrillage par les forces antiémeutes, surarmées, des quartiers contestataires, à commencer par celui d’Exarchia à Athènes.

Les manifestations qui ont suivi, toutes pacifiques et légales, et qui n’étaient pas encore interdites pour cause de Covid-19, ont été réprimées très durement (canons à eau, gaz lacrymogènes, gaz irritants, matraquages, arrestations arbitraires), mais sans commune mesure avec la répression gratuite et cruelle qui s’est ensuite abattue sur le pays. Gratuite parce qu’elle n’est pas une réponse à des casseurs ou à des black blocks qui s’en prendraient aux forces de l’ordre et leur donneraient un prétexte pour briser les manifestations, mais parce qu’elle touche désormais monsieur et madame Tout-le-monde et leurs enfants. Cruelle parce qu’elle s’accompagne d’humiliations, d’insultes, voire d’agressions sexuelles, ce qui est un fait nouveau.

La stratégie de l’humiliation

Cela n’est pas venu d’un coup mais par petites touches, en allant toujours plus loin, comme si la police et le gouvernement voulaient tester la capacité de réaction de la société. Au départ, les Grecs ont cru à une mauvaise plaisanterie lorsque, en octobre 2019, la police est entrée dans deux cinémas et a violemment évacué des lycéens, dont plusieurs étaient accompagnés de leurs parents, car ils regardaient Joker, un film interdit aux moins de 18 ans en Grèce. Du jamais-vu. Pas d’arrestations, juste l’humiliation.

Le 11 novembre de la même année, la police a fait une descente dans un club, obligeant les clients à se mettre par terre les mains sur la tête, pendant quatre heures. Une femme qui se trouvait dans les toilettes a été forcée de se déshabiller et a été fouillée au corps deux fois, la deuxième fois parce qu’elle protestait : « Nous sommes en démocratie nous avons des droits. » « Tu te trompes », lui a répondu le policer qui l’a emmenée au sous-sol. La plupart des clients ont été humiliés et interpellés, bien qu’aucune drogue ni arme n’aient été trouvées.

Un mois plus tard, une autre femme est contrainte de se déshabiller avenue Patission, au centre de la capitale, pour une fouille au corps, la serviette hygiénique qu’elle portait ayant été considérée comme suspecte. L’affaire a été portée devant le Parlement grec par Panos Skourletis, député de Syriza (parti de gauche) : « Qui a donné le droit à la police de cibler ainsi la jeunesse ? Il n’est pas possible que vous donniez autant de droits à la police. Cette dangereuse pente autoritaire doit s’arrêter. » On lui a ri au nez sur le mode : désormais, l’ordre et la loi règnent en Grèce. Le fameux « retour à la normalité » qui avait été le mot d’ordre de la campagne électorale de l’actuel Premier ministre, Kiriakos Mitsotakis. Quelques semaines plus tard, dans Exarchia, le quartier honni des conservateurs, un manifestant, Lambros Goulas, est arrêté par les forces antiémeutes. Tabassé, plaqué contre un mur, caleçon baissé, il est menacé de sodomie. « C’est comme ça que les hommes en kaki baisent. À Exarchia, c’est la Junte, tu piges ? » lui a crié le policier qui le maintenait. « Celui qui ne se prend pas une baffe ou une bite n’y entre pas. Maintenant, c’est nous les patrons. » Comprendre « maintenant » que les conservateurs sont au pouvoir. Il ne s’agit pas seulement de détricoter tout ce qui a été fait sous le gouvernement Syriza, au pouvoir de 2015 à 2019, mais aussi de faire passer ce message : avant, le pays était laxiste, maintenant on fait le ménage.

« On est en pleine guerre idéologique »,martèle Despina Koutsouba, syndicaliste. « Ils veulent en découdre avec la gauche et tous les moyens sont bons. C’est comme si la guerre civile n’était pas finie. » De fait, un autre des leit-motivs de la campagne électorale des conservateurs était d’en finir avecla « parenthèse de gauche » – autrement dit, les quatre ans de Syriza. « Les conservateurs entretiennent une rhétorique revancharde », souligne de son côté Alexandra Koronaiou, professeure émérite à l’université Panteion à Athènes. « Ils polarisent la société. C’est dangereux. »

« La loi et l’ordre »

Parallèlement à cette errance autoritaire, plusieurs lois liberticides ont été adoptées. Elles limitent le droit de manifester, de se rassembler, celui des journalistes à couvrir les manifestations, celui des ONG à venir en aide aux migrants, ou s’attaquent aux droits des détenus. Une loi autorise même depuis février les patrouilles de police armées de gaz irritants et de matraques dans les facultés.

« Ce gouvernement n’a rien d’autre à proposer que la loi et l’ordre,explique Aris Hatzstephanou, fondateur du site alternatif Info War. L’économie et la politique étrangère sont décidées à Bruxelles. La seule chose qui lui reste à donner à ses électeurs, l’illusion qu’il travaille, est le domaine de la sécurité. Cela doit être visible et fort. D’où la présence massive des policiers dans les rues. »

Dans ce contexte de plus en plus répressif, la crise sanitaire due au Covid-19 a donné un prétexte idéal pour un tour de vis supplémentaire durant l’été 2020, d’autant que la gestion de la pandémie par le gouvernement est de plus en plus remise en cause. Les rassemblements de plus de dix, cinq puis trois personnes ont été successivement interdits. Les violences à l’encontre de ceux qui, selon la police, défient les lois anti-Covid se sont multipliées. Une vidéo montrant cinq policiers passer violemment à tabac un jeune sur une place publique a choqué tout le pays, alors même que le Premier ministre et plusieurs de ses ministres ont été vus en train de violer publiquement les interdictions imposées à la population : qui en train de baptiser un enfant, qui faisant du cross en montagne, déjeunant avec vingt personnes ou faisant la fête, activités interdites aux Grecs depuis cinq mois. « Ils se sentent intouchables. On nage dans l’arbitraire le plus absolu », enrage Maria Agathopoulou, sociologue.

Deux événements marquent une fêlure de l’État de droit en Grèce : l’arrestation et le tabassage chez lui, en décembre 2019, du réalisateur Dimitri Indares, pourtant connu pour ses positions conservatrices. Il avait refusé de laisser entrer chez lui des forces antiémeutes sans mandat, ce qui est parfaitement légal. Et surtout, plus récemment, après une manifestation contre les violences policières où un policier a failli être lynché, l’enlèvement en pleine rue, le 17 mars dernier, d’un anarchiste, Aris Papazaxaroudakis, 21 ans. Il a été emmené par des hommes cagoulés qui l’ont torturé toute une nuit au siège de la sûreté nationale. « Ils voulaient des noms de manifestants qui étaient dans la rue le jour où le policier a été blessé », nous a-t-il confié_. « Ils frappaient sans relâche. Les équipes se relayaient. Cela a duré huit heures durant lesquelles j’étais menotté. À un moment, ils se sont mis à cogner mon dos avec leurs chaussures ferrées. J’ai cru que j’allais rester paralysé. Je ne sentais plus mes membres. »_ Le plus inquiétant est que le juge d’instruction qui a entendu le jeune homme après trois jours de garde à vue n’a pas posé de questions sur ses mains gonflées par les menottes, les marques des coups sur son corps, ou le fait que les policiers qui l’ont amené dans son bureau ont dû le porter car il ne pouvait pas marcher.

Interrogé à ce sujet par Politis, le porte-parole de la police, Thèodoros -Chronopoulos, rejette ces accusations. « J’ai vingt-six ans de service et je n’arrive pas à croire cette histoire. » Pour ce quadragénaire, « il n’y a pas d’augmentation de violences policières » mais « une augmentation des contrôles policiers qui entraînent des frictions. De toute façon, nous menons une enquête interne », conclut-il.

Le problème est que ces enquêtes internes n’ont jamais abouti à des sanctions réelles.Et il y a encore moins de chances que ce soit le cas pour celle-ci, selon Anastassia Tsoukala, maîtresse de conférences en criminologie à l’université Paris-Saclay : « Le gouvernement a opté pour un virage d’autoritarisme bien marqué. Du coup, il a transmis à la police un message très clair : elle est libre d’agir comme elle veut. Il n’y aura pas de sanctions. » D’autant que, selon cette universitaire, « l’écrasante majorité des médias en Grèce ne remet pas en cause le discours policier, car ceux-ci sont financièrement contrôlés par le gouvernement ».

Dans ce lourd contexte, l’assassinat, le 9 avril, du journaliste d’investigation Giorgos Karaïvaz, abattu par balles devant son domicile, dans la banlieue d’Athènes, a mis le pays en émoi, d’autant plus qu’il avait récemment dénoncé la corruption au sein des forces de l’ordre. L’eurodéputé de gauche Stelios Kouloglou a demandé au Parlement européen « si la Commission allait demander des comptes à la Grèce pour cette dérive autoritaire ». Jusqu’à présent, il n’y a pas eu de réponse. La Grèce est aux premières loges de la crise migratoire. Elle est un rempart si jamais la Turquie ouvrait ses frontières pour laisser partir ses milliers de réfugiés vers -l’Europe. Pas question, donc, de mettre Athènes dans l’embarras.

Monde
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