Joe Biden : Petit Roosevelt, petit New Deal
Étrange paradoxe ! Ce qui devait être la culture de l’Union européenne, sociale et redistributrice, est au programme d’un président états-unien. Et c’est lui qui offre en quelque sorte au vieux continent une seconde chance. Pour l’Europe, le défi est immense.
dans l’hebdo N° 1649 Acheter ce numéro
Il avait été affublé par Donald Trump d’un sobriquet si dévastateur qu’on avait fini par se convaincre que Joe Biden, usé par l’âge et les épreuves, serait toujours « Sleepy Joe ». Tout juste bon à apaiser les esprits pour éviter à son pays une guerre civile, il allait proposer à l’Amérique une cure de repos après l’hystérie. Ce qui n’était déjà pas si mal. Mais après cent jours à la Maison Blanche, « Joe l’endormi » est beaucoup mieux que ça. Des commentateurs très empressés le comparent même à Roosevelt. Son démarrage en trombe autorise en effet quelques comparaisons avec le Président du New Deal. Après le retour des États-Unis dans l’accord de Paris sur le climat, deux grandes décisions économiques et sociales d’inspiration keynésienne ont dessiné son territoire idéologique : un vaste plan de relance tourné vers les infrastructures et les services publics, et une étonnante proposition d’harmonisation mondiale de la fiscalité des entreprises. L’État redevient la solution. Ce qui marque une franche rupture avec le dogme reaganien. Dans sa nouvelle boîte à outils, Biden relève des impôts sur les bénéfices des entreprises. Ce qui, au passage, prend à contre-pied Emmanuel Macron qui est en train de faire le chemin exactement inverse. Mais gare tout de même aux effets d’optique ! Le nouveau président américain ne fait en réalité que compenser les baisses voulues par son prédécesseur. Il répare plus qu’il ne crée.
Beaucoup plus importante en revanche est son offre de taux minimal d’imposition sur les entreprises à l’échelle mondiale. Ce serait un coup porté aux paradis fiscaux et aux multinationales qui échappent aux législations nationales. Encore faut-il que l’Europe prenne la balle au bond. Paralysée par la règle de l’unanimité dictée par les traités, elle a laissé prospérer en son sein des pays, comme l’Irlande et le Luxembourg, qui pratiquent allègrement le dumping, ou sa version euphémisée, « l’optimisation fiscale ». Étrange paradoxe ! Ce qui devait être la culture de l’Union européenne, sociale et redistributrice, est au programme d’un président états-unien. Et c’est lui qui offre en quelque sorte au vieux continent une seconde chance. Pour l’Europe, le défi est immense. Une étude d’OpenLux révélait récemment que 55 000 holdings détiennent six mille milliards d’euros au Luxembourg, sans y avoir le moindre salarié ni le moindre bureau. Bien sûr, Biden n’est pas devenu adhérent d’Attac… Le président américain a seulement besoin de faire financer son plan de relance par les entreprises. Les mauvaises langues diront qu’il est à contre-emploi, et qu’il doit son évolution à la gauche du Parti démocrate et à Bernie Sanders, dont il a eu besoin pour gagner la présidentielle. Sans doute. Mais il n’y a que le résultat qui compte. Reste à savoir si la bête Donald Trump, qui bouge toujours, et les sénateurs qui lui sont acquis ne bloqueront pas la machine fédérale pour renvoyer Sleepy Joe au sommeil du juste.
Au chapitre géopolitique aussi, les débuts sont plutôt prometteurs. La tentative de retour à la négociation sur le nucléaire iranien est de bon aloi. La preuve par l’absurde nous est venue d’Israël, qui a lancé le 11 avril une opération de sabotage d’une usine d’enrichissement d’uranium dans le centre de l’Iran, dont l’effet – voulu – a été de remobiliser immédiatement dans le camp iranien les opposants à l’accord. Une autre décision a contrarié M. Netanyahou : la reprise de l’aide américaine aux Palestiniens. Mais si ce soutien financier n’est pas négligeable, il n’annonce pas, loin s’en faut, un tournant diplomatique, les États-Unis se contentant de réaffirmer la solution « à deux États » dont tout le monde sait qu’elle a été rendue impossible par la colonisation. Il faut saluer aussi la suspension des ventes d’armes à l’Arabie saoudite, dont les avions répandent la mort au Yémen. Une décision que la France serait bien inspirée de suivre. Enfin, avouons qu’il ne nous déplaît pas d’entendre un président états-unien se préoccuper du sort des Ouïgours, ces musulmans réduits en esclavage par le régime chinois ; et acquiescer quand un journaliste lui demande si Poutine est un tueur. Qui, d’ailleurs, oserait prétendre le contraire ? Hélas, cette parole de vérité n’est peut-être pas celle d’un président qui sait que ce défoulement verbal ne le conduira nulle part.
Tout ça est bel et bien. Mais les États-Unis étant ce qu’ils ne cesseront jamais d’être, on ne peut, depuis notre faible Europe, que regarder l’horizon atlantique avec vigilance. La crise du Covid a encore mis en évidence le rapport de force dans le domaine de la recherche, et un inflexible protectionnisme quand il aurait fallu partager les vaccins. Et tout à l’avenant. La philosophie générale de la politique américaine dans le monde est toujours marquée par l’hésitation entre isolationnisme et interventionnisme. Les deux doctrines ne sont d’ailleurs pas tellement opposées. Il n’y a pas plus interventionniste que Trump, quand il impose aux entreprises européennes de quitter l’Iran. Mais le multilatéralisme bon teint de Biden peut aussi inquiéter. Tyrannique ou enjôleuse, l’Amérique a toujours le désir de dominer. À la fin de son essai sur « l’ordre mondial américain » (1), le célèbre chroniqueur néoconservateur Robert Kagan avait, de dépit, ce mot messianique qui fait peur, plus qu’il ne rassure : « À l’évidence, on ne pourra pas tout sauver. » Il serait donc préférable que l’Europe songe à se « sauver » toute seule.
(1) L’Ordre mondial américain, Idées du monde, 2012.
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