Jonglage : Des arguments massues

Il y a deux ans, alors qu’ils travaillent à la construction de Périple 2021, les six jongleurs du collectif Protocole espèrent qu’un événement national viendra colorer leur performance itinérante de six mois. Ils cherchent, en vain. « Une élection présidentielle, par exemple, ou un grand événement sportif auraient créé des situations qu’il aurait été intéressant d’explorer, de traverser par notre jonglage, que nous avons toujours considéré comme un outil de rencontre avec l’espace public et ses habitants », nous dit par téléphone Johan Swartvagher, membre du groupe qu’il a cofondé avec Paul Cretin-Sombardier, Thomas Dequidt, Valentina Santori, Pietro Selva Bonino et Sylvain Pascal. Ils avaient fini par se faire une raison : leur aventure se ferait sans grands chamboulements publics, et finalement ce serait très bien comme ça.

Invité de dernière minute, non pas national mais international, le Covid-19 a changé la donne. Comme tout le monde, Protocole s’en serait bien passé. Le collectif est toutefois resté fidèle au jonglage de terrain qu’il pratique depuis une dizaine d’années à travers laboratoires et performances in situ. Périple 2021 a donc commencé à la date et au lieu prévus : le 13 mars 2021 à La Brèche, pôle national cirque de Normandie, dans le cadre d’une édition spéciale du festival Spring, réservée aux professionnels et aux journalistes.

Aussi joyeuse que le permettent les mesures sanitaires, scrupuleusement respectées, la cérémonie de départ organisée ce jour-là donne le ton du grand voyage : ludique et sérieux, structuré à la manière d’une enquête « sans objectif défini à l’avance », explique Johan, si ce n’est l’invention de nouveaux ponts entre jonglage, hommes et territoires.

Tout en courant et en jonglant sous le chapiteau de La Brèche, les artistes exposent clairement le cadre de leur performance : composée de vingt-cinq étapes ou « errances », Périple 2021 les mènera jusqu’à Aurillac au mois d’août, au moment du grand rendez-vous des arts de la rue. Seules les trois massues blanches construites le 13 mars feront l’ensemble du voyage. Et chaque errance d’une semaine sera réalisée par un seul jongleur, accompagné d’un invité qu’il s’est lui-même choisi, en dialogue avec l’ensemble de l’équipe. Pour ouvrir cette petite odyssée jonglée, Valentina a par exemple jeté son dévolu sur la journaliste et créatrice sonore Dominique Duthuit, qui dit s’être lancée « avec enthousiasme mais sans attente précise, avec seulement le désir d’enrichir ma pratique au contact de Valentina, que je connaissais pour être la présidente de la compagnie Protocole, mais avec qui je n’avais jamais eu l’occasion de travailler ».

Les deux femmes sont ressorties ravies de leurs huit jours de marche, de jonglage et de captations sonores. « Sur le chemin, notre duo étrange – en plus de porter massues et micros, nous étions costumées ! – a suscité une curiosité et une bienveillance que nous n’aurions pas rencontrées en avançant seules. C’est aussi grâce à ce côté incongru que nous avons pu recueillir des témoignages incroyables, comme ceux d’ouvriers ostréicoles qui nous ont permis de les suivre pendant toute une matinée de travail », raconte Dominique Duthuit. Pour elle, c’est sûr, la parole de ces hommes aux vies rudes, dont les tâches très physiques et peu rémunérées -commencent avant l’aube, n’aurait pas été aussi spontanée face à sa casquette de journaliste. Organisées avec les théâtres et autres lieux partenaires de Périple 2021, les visites du binôme dans des écoles, des Ehpad ou encore un centre de réinsertion lui ont permis de collecter une matière riche, singulière, dont Dominique Duthuit souhaite faire un montage. « J’appréhende en général ce type de rencontres organisées, mais le contexte fait que même ce qui est prévu devient incroyable », remarque-t-elle.

Sans doute le jonglage de Valentina Santori n’est-il pas sorti indemne de l’expérience. C’est en tout cas pour déplacer leurs pratiques, pour interroger leur place dans la société (la question se pose bien sûr avec une acuité particulière en cette période où art et culture sont en haut lieu jugés non essentiels) que le groupe des six jongleurs a décidé d’embarquer des personnes étrangères au milieu artistique : une bergère du parc départemental de La Courneuve, le marin Jean Klein ou encore l’anthropologue Cédric Parizot. Des artistes d’autres champs disciplinaires ont aussi été conviés à partager un morceau de chemin, une semaine de tentatives artistiques et de réflexions. Le street artiste Popay sera ainsi de la partie, de même que l’autrice et comédienne Marie-Do Fréval ou la performeuse Sophie Borthwick. Avec Périple 2021, -Protocole décloisonne le jonglage. Il crée des espaces de porosité entre l’art, le savoir et la vie.

Johan Swartvagher, lui, avait choisi pour son errance de partir avec le « joggleur » ou marathonien jongleur canadien Michal Kapral. Au contact de ce « personnage qui bat des records du monde improbables », le jongleur professionnel espérait découvrir un autre rapport à son art, plus proche de la performance. Les mesures sanitaires ont hélas empêché la rencontre. C’est donc seul que Johan a pris la route en courant et en jonglant – une première pour lui – pendant que Michal Kapral faisait la même chose dans sa ville, Toronto. « Le Covid appauvrit l’aventure à certains endroits, il l’enrichit à d’autres. Si de nombreuses rencontres ont été annulées, et que les cérémonies de passation des massues à chaque fin d’errance doivent se faire sans public, elles gagnent en profondeur à des moments inattendus. »

Ces derniers sont documentés sur une plateforme spéciale, fenêtre sur une équipée d’autant plus fantastique que tant de choses sont à l’arrêt.

Périple 2021, Protocole, periple2021.com