Joy Sorman : La langue de la folie
Joy Sorman publie en écrivaine le récit d’une immersion en hôpital psychiatrique.
dans l’hebdo N° 1650 Acheter ce numéro
Février 2021. Joy Sorman est invitée à la médiathèque du Blanc–Mesnil. Après lui avoir posé quelques questions sur son nouvel ouvrage, À la folie, le récit d’une enquête effectuée dans deux hôpitaux psychiatriques de la région parisienne, son interlocutrice lui demande : « Où devrions-nous classer À la Folie ? » Est-ce un reportage, un témoignage ou une œuvre littéraire ? Joy Sorman répond : « Pour moi, c’est de la littérature. En dernière instance, ce qui m’intéresse est de faire des phrases, qu’elles soient belles et justes. Ce que j’aime, c’est travailler les mots. »
Joy Sorman est une habituée du récit d’immersion. En 2011, elle a publié un ouvrage sur son expérience d’une semaine à la gare du Nord ainsi qu’un texte explorant les logements insalubres de la capitale. Plus récemment, elle a proposé, dans le beau livre sur Valenciennes du collectif Othon, un court récit de sa journée au sein du Samu social de la ville. Joy Sorman y exerce son don pour l’empathie, avec l’engouement que connaissent les anthropologues spécialistes du terrain. Sur le terrain, on rencontre ceux qu’on ne côtoierait normalement pas et on se trouve des capacités d’interaction inattendues. L’auteure parvient à rendre compte avec force de son expérience, se mettant régulièrement en scène et retraçant ses échanges avec ceux qu’elle rencontre.
C’est d’ailleurs là, dans ce travail autour de la parole, que se trouve le sel de son approche. Lorsqu’elle évoque son intérêt pour les hôpitaux psychiatriques et la folie, Sorman explique qu’il s’agit avant tout d’une réflexion d’écrivain. La folie est une matière romanesque, une affaire de langage. Il y a une langue des médecins et une langue des fous, et, chez ces derniers, une capacité d’invention permanente, de -transformation du quotidien en fiction. Du pavillon 4B, Sorman décrit les chambres, la salle polyvalente, la cour où les patients prennent leur pause clope, la chambre d’isolement et la cafétéria. Mais dans ce milieu clos, coupé du regard de la société, c’est la polyphonie, la multiplicité des mots qui l’intéresse.
Sorman digère les paroles et les fait siennes. Le récit ne comprend ni guillemets ni tirets. Le « je » passe d’un locuteur à l’autre. Les points de vue se mêlent, dialoguent et, de la même manière qu’elle, sur le terrain, a perdu tout sens de la vérité, dans un lieu qui tâtonne avec les diagnostics et où le comportement de tous reste imprévisible, le lecteur est emporté par le flot des perceptions. Les interlocuteurs de Joy Sorman deviennent des personnages, complexes, qui connaissent les nombreuses facettes de leur réalité. Frank se prend pour un loup-garou, mais a conscience de sa folie. Adrienne, l’agente de service, admet son rôle de subalterne tout en en faisant un atout délicat dans sa relation avec les patients, et l’auteure elle-même bouleverse sans cesse sa position sur place. Un ensemble de grands personnages littéraires traversés de multiples contradictions.
À la folie, Joy Sorman, Flammarion, 288 pages, 19 euros.