« La fête est devenue une sorte de manifestation politique »

L’anthropologue Emmanuelle Lallement analyse le rôle fondamental des liens de sociabilité pour chacun et la vie en société.

Olivier Doubre  • 7 avril 2021 abonnés
« La fête est devenue une sorte de manifestation politique »
Bal improvisé devant l’Institut du monde arabe, à Paris, le 28 mars 2021.
© STEPHANE DE SAKUTIN/AFP

Socio-anthropologue, spécialiste de la fête et de l’« événementialité culturelle urbaine », des villes contemporaines, des consommations ou du tourisme de masse mondialisé, Emmanuelle Lallement porte un regard aigu sur l’évolution de notre société depuis le début de la pandémie de Covid-19 et les restrictions sanitaires qu’elle a entraînées. Elle souligne aujourd’hui les grandes difficultés – et la lassitude incontestable – induites pour les individus dans leur vie collective.

Vous remarquez que la ville est bien « moins lisible » depuis les mesures sanitaires datant de plus d’un an, avec des lieux « ouverts » interdits et d’autres « fermés » autorisés. Quelle est la conséquence, selon vous, d’une telle illisibilité ?

Emmanuelle Lallement : Au bout d’un an de confinement ou d’autres mesures restrictives, on a un certain recul permettant d’observer combien leurs conséquences ont été importantes, en particulier pour les espaces publics. Même si la situation a été assez différente selon les périodes. Lors du premier confinement, tous les lieux accueillant du public étaient fermés (à l’exception des commerces alimentaires et de quelques autres) et on a vu une ville littéralement vidée de toute activité, de tout côtoiement physique dans la rue et de tous les échanges sociaux. Ensuite, il y a eu le déconfinement, avec une réoccupation des espaces publics que l’on a pu voir notamment avec les extensions (temporaires) de terrasses dans les villes : cela a créé un autre paysage urbain, avec une super-visibilité de certains espaces marchands et des rassemblements autour de ceux-ci. Puis il y a eu le deuxième confinement, avec une configuration un peu différente.

Aujourd’hui, on a un resserrement plus strict, entraînant une nouvelle rétractation de l’espace public. Là où des commerces avaient pu s’étaler davantage dans la rue, on a des sortes de vides bien plus voyants qu’auparavant, avec ces terrasses en bois face à des commerces fermés depuis plusieurs mois, alors qu’elles avaient été édifiées justement pour permettre la renaissance d’une certaine vie sociale dans l’espace public après le premier confinement. C’est finalement encore pire, parce qu’en étant désertes (sinon squattées par des SDF qui ne savent où aller…), elles sont le signe d’une véritable absence. Cela montre une ville et un espace public terriblement marqués.

C’est pourquoi vous parliez de cette « illisibilité » de la ville aujourd’hui…

Nous sommes en effet dans un rythme de vie très peu compréhensible ou lisible, avec ces espaces totalement vides (car ne devant recevoir aucun public) jouxtant des supermarchés où l’on voit que d’autres règles sont à l’œuvre… De même, si l’on entre dans des lieux de culte, on s’aperçoit que certains rassemblements sont possibles. Il est donc exact qu’il y a une très grande difficulté de lecture des mesures prises selon les différents lieux des villes : on entre dans le métro, c’est plein ; on ressort, c’est vide. À 19 h 15 ou 19 h 30, la ville se dépeuple et révèle alors toute une part de la population généralement invisible ou invisibilisée : les SDF d’abord, mais aussi les livreurs Deliveroo ou Uber Eats, dont on se rend compte qu’ils sont maintenant les véritables habitants des villes !

Le divertissement, en son sens premier (et non l’entertainment anglo-saxon, devenu une industrie), semble ainsi devenu absolument (ou paradoxalement) essentiel, en raison sans doute du manque ressenti…

Je ne sais pas si le divertissement est vraiment devenu essentiel. Mais c’est bien tout ce qui tourne autour du lien social, des sociabilités festives, qui s’est brutalement interrompu et est apparu soudain fondamental dans nos vies. Alors qu’avant la pandémie on critiquait beaucoup la fête : on la voyait comme n’étant – justement – que du divertissement, de l’événementiel récupéré, édulcoré, apprivoisé… À partir du moment où elle est devenue impossible, interdite, subissant un véritable opprobre moral, elle est revenue d’une certaine manière à l’agenda, désirée parce qu’on en a besoin, parce que certains veulent résister (précisément parce qu’elle est réprimée) et la pratiquer encore plus qu’avant – ou continuer à la pratiquer. Et du côté du pouvoir politique, on voit que sa mise à l’index est une nouvelle manière de la condamner, de la présenter comme scandaleuse, voire irresponsable.

On retrouve bien ici ce caractère (ancien) très ambivalent de la fête, qui inquiète mais attire aussi, comme l’histoire de celle-ci le montre depuis longtemps. On donne au peuple la possibilité de faire la fête en se disant que ce sera une soupape : « du pain et des jeux », comme on disait à Rome ! Mais, en même temps, on s’en méfie comme source de désordre -potentiel. La période que nous vivons est de ce point de vue révélatrice de cette fonction ambivalente de la fête, où de vieux schémas réapparaissent de manière accrue. On l’a vu avec la stigmatisation des carnavals à Marseille ou de la rave près de Rennes, le 31 décembre. Et le traitement (policier) de la fête est aujourd’hui presque le même que celui des manifestations politiques : la fête, de ce point de vue, est donc devenue une sorte de manifestation politique.

C’est aussi ce qui s’est passé le 30 mars à Lyon, même si la police a pris soin de ne pas intervenir contre un rassemblement en fin de journée sur les quais de la Saône, sans doute par crainte de renouveler l’accident qui avait coûté la vie à Steve Maia Caniço, à Nantes, lors de la Fête de la musique de 2019…

Absolument. Car des gens auraient pu tomber dans la rivière… Mais, par ailleurs, quand on regarde précisément ce qui s’est passé à Lyon, peut-on vraiment parler de fête ? Il s’agissait en réalité d’un apéro réunissant quelques dizaines de personnes dans l’espace public, qui a duré un peu au-delà de l’heure du couvre-feu [autour de 20 h 30, selon la préfecture]. On qualifie donc de « fêtes » des événements que l’on n’aurait pas, auparavant, nommés ainsi, car ils entrent aujourd’hui dans le périmètre d’un interdit.

Les résistances aux restrictions (ou interdictions) ne montrent-elles pas justement le caractère essentiel des liens sociaux lors d’événements festifs ou de réunions collectives, exprimant leur caractère de fait social total ?

Selon moi, ils demeurent une nécessité – même si ce n’est pas une nécessité « vitale ». On peut bien sûr se passer de fêtes. Mais, si nous -voulons rester des êtres sociaux, elles représentent une activité toujours essentielle pour produire de la sociabilité. C’est bien cela qui est en train de se jouer. C’est même devenu quasiment un symbole. Car on voit bien que, dans la période que nous traversons, avec un fort contrôle sanitaire et politique sur ce qui constitue les liens sociaux, la question posée se cristallise d’abord sur la sociabilité que la fête permet, octroie. Pas tellement autour de l’effervescence, voire de l’ivresse, du chaos, de la beuverie (ou de toutes les images que l’on peut accoler à la fête), car la fête est bien sûr une création de lien social, mais surtout un renforcement de celui-ci.

Nous traversons aujourd’hui un moment où le lien social est très difficile à établir, puisqu’on est confiné ou replié sur la vie domestique ou celle de la famille nucléaire. Or, quand on parle de sociabilité, il est question normalement de tout ce qui échappe à la famille nucléaire, il s’agit d’entrer en contact avec des gens que l’on ne connaît pas forcément. C’est d’abord cela que permet la fête : inter-agir avec des personnes que l’on n’aurait pas forcément rencontrées sans elle… Tout cela rend la fête encore plus symbolique par rapport à tout ce qui est actuellement interdit. J’ajouterais qu’il faut se rappeler que, après les attentats de 2015, on l’avait érigée en vraie valeur culturelle pour résister à la barbarie. Aujourd’hui, on nous dit que ce n’est plus possible. Et il est vrai que c’est douloureux. Mais ce ne sera que temporaire. Enfin je l’espère…

Emmanuelle Lallement Professeure à l’Institut d’études européennes (Paris-8). Emmanuelle Lallement a dirigé le n° 38 de la revue Socio-Anthropologie, « Éclats de fête », 2018.

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