Najah Albukai : La Syrie à perpétuité

Arrivé en France en 2015, Najah Albukai témoigne par le dessin et la gravure de l’horreur vécue en prison à Damas entre 2012 et 2014.

Anaïs Heluin  • 14 avril 2021 abonnés
Najah Albukai : La Syrie à perpétuité
© DR

Faites d’un entrelacs de traits noirs, elles semblent réchapper d’une obscurité plus épaisse que la nuit. Souvent amassées, ployant sous une charge qui n’est pas toujours visible, les figures de Najah Albukai peuplent le papier comme une image récurrente le fait d’un cauchemar. Impossible de trouver la distance juste pour les regarder : face à la douleur, à la déshumanisation dont elles témoignent, on se sent à la fois trop près et trop loin. On éprouve une sidération proche de celle que suscite Shoah de Claude Lanzmann. Proche, mais guère identique. Loin d’amoindrir, de relativiser l’horreur de la prison syrienne, le dessin et la gravure offrent une distance au réel qui en décuple la présence et la force. Exposées sous le titre Tous témoins dans une galerie parisienne, une quarantaine d’œuvres de l’artiste disent les violences qui secouent la Syrie depuis la répression d’une révolte pacifique en 2011 jusqu’à aujourd’hui.

Fondé en 1997 par l’association Pour que l’esprit vive, le lieu où les œuvres de Najah Albukai continuent d’être visibles malgré le confinement (grâce au référé-liberté déposé fin mars auprès du Conseil d’État par le Comité professionnel des galeries d’art) est en principe consacré à la photo-graphie. La présence des gravures et des dessins de Najah Albukai n’en est que plus forte.

Le codirecteur de la galerie, Michel Christolhomme, ainsi que la photographe Sarah Moon et la réalisatrice Béatrice Soulé, qui sont avec lui à l’origine de l’exposition, ont dû trouver à l’œuvre de Najah Albukai la forcequ’y voit l’écrivain palestinien Elias Sanbar : « “Un surplus d’évidence”, celle de la mystérieuse suprématie de “l’œil prolongé par la main” sur l’objectif photographique, ne serait-ce que par l’émotion qui “sort par tous les pores” du dessin, surpassant l’objectivité, même insoutenable, de l’image photographique », lit-on dans l’un des textes du livre publié chez Actes Sud pour prolonger l’exposition.

Dans une brève introduction, les trois organisateurs reprennent l’expression utilisée par l’historien et éditeur franco-syrien Farouk Mardam-Bey, qui a dirigé l’ouvrage : la « syrianisation du monde ». Au-delà des souffrances personnelles vécues à deux reprises entre 2012 et 2014 au « centre 227 », où il est enfermé par les services de renseignements militaires pour avoir participé à des manifestations, l’artiste rend compte en effet d’une forme très contemporaine d’injustice. Réfugié en France depuis 2015, Najah Albukai donne à la dictature syrienne une forme assez ouverte pour évoquer bien d’autres tragédies. Dans le premier texte du recueil, l’auteur yéménite Habib Abdulrab Sarori compare ainsi les crimes de masse commis par le régime de Bachar Al-Assad à la « terrible situation » qui règne dans son pays. Même type de crime de masse. Même indifférence de la communauté internationale.

Chaque texte révèle un rapport particulier à la Syrie et aux silhouettes, presque toutes nues, presque toutes semblables, de Najah Albukai. Selon qu’ils vivent ou non dans des contextes proches de la Syrie, et selon leur manière d’aborder la langue française, les auteurs optent tantôt pour des analyses géopolitiques, tantôt pour un poème ou un récit autobiographique. Tous s’inquiètent, tous alertent. Beaucoup interrogent la place et le rôle de l’art dans le désastre syrien et, plus largement, arabe. Car nombreux sont les écrivains sollicités pour cette publication à voir dans la Syrie la métaphore, sinon du monde entier, du moins de sa partie arabe.

Pour l’écrivain marocain Mohamed Berrada, « le virus de la violence était bien là, en Syrie et dans d’autres pays arabes, comme un ver dans le fruit, et il n’a pas tardé à miner l’édifice tout entier, qui reposait d’ailleurs sur des pieds d’argile ». La littérature arabe, en particulier syrienne, est selon lui d’autant plus précieuse : elle a «récupéré la parole confisquée par le régime en place et l’a investie dans des formes esthétiques modernes». Ce que fait Najah Albukai avec ses bouleversants humains aux allures de gribouillis.

Tous Témoins****, jusqu’au 30 avril à la Galerie Fait & Cause, 58, rue Quincampoix, 75004 Paris, 01 42 74 26 36.

Tous Témoins, Najah Albukai et Farouk Mardam-Bey (dir.), Actes Sud/Pour que l’Esprit vive, 160 pages, 25 euros.

Culture
Temps de lecture : 4 minutes