Nora Seni : « L’Europe se déconsidère en laissant se dégrader la démocratie en Turquie »
Si le président turc n’a rencontré jusqu’ici aucune opposition internationale sérieuse, l’élection de Joe Biden pourrait changer la donne, estime l’historienne Nora Seni.
dans l’hebdo N° 1650 Acheter ce numéro
À l’unisson d’une grande partie du monde intellectuel et artistique turc, l’historienne franco-turque Nora Seni (1) déplore la passivité de l’Union européenne (UE) face aux agissements de Recep Tayyip Erdogan : une « stratégie de la crise permanente », comme elle la qualifie, faite d’une succession de « micro-coups d’État » qui ont rongé la démocratie, les droits humains et l’État de droit, laissant dans le désarroi cette frange urbaine et laïque du peuple turc qui se sent proche de l’Europe dans l’adhésion à ces valeurs.
Depuis un an et demi, les opérations militaires lancées unilatéralement par la Turquie hors de ses frontières n’ont rencontré qu’une faible opposition internationale. Cela peut-il changer avec Joe Biden ?
Nora Seni : On peut le penser, l’espérer. Le nouveau président des États-Unis, dont l’équipe connaît très bien la Turquie, s’est montré très virulent pendant sa campagne électorale envers Erdogan. Joe Biden prône un retour au respect des valeurs de démocratie, des droits humains et de l’État de droit comme condition du soutien des États-Unis. Cela peut avoir un certain impact auprès des pays dirigés par des autocrates : la Russie, la Turquie. La position de Biden est surtout susceptible d’inspirer l’Union européenne, qui n’a pas su jusque-là s’imposer face à Recep Tayyip Erdogan, faute de volonté collective.
Après des mois d’agressions anti–occidentales, Erdogan affirmait fin novembre que la Turquie n’avait d’autre horizon que de bâtir son avenir avec l’Europe. Une rodomontade ?
Certes, Erdogan affiche un revirement , cependant, il ne faut pas en être dupe. Cette évolution du discours est autant une façon de gagner du temps et de tester les nouveaux rapports de force internationaux qu’une manière de sortir de l’isolement diplomatique auquel il a mené la Turquie. Le paramètre principal dont il tient compte est le changement que représente l’arrivée de Biden à la Maison Blanche. Il a depuis accepté de s’asseoir à la table des négociations avec la Grèce, dont la violation des eaux territoriales par la -Turquie s’est répétée tout au long de 2020 pour revendiquer des droits sur l’exploration du gaz. Mais on pourrait douter qu’il veuille vraiment négocier : lors d’une conférence de presse houleuse, le 15 avril à Ankara, les ministres des Affaires étrangères turc et grec ont exprimé leurs griefs en des termes pas tout à fait diplomatiques. Si Donald Trump, qui fut fort complaisant envers Erdogan, était encore au pouvoir, la Turquie aurait probablement persévéré dans sa lancée expansionniste. Erdogan est un stratège politique chevronné, intelligent et pragmatique. Il sait se montrer souple lorsqu’il perçoit que le rapport de force évolue à son désavantage.
Cependant, Biden n’a toujours posé aucun acte visant à contrecarrer la mégalomanie du président turc…
C’est un sujet de préoccupation. Car le temps qui passe évolue en faveur des autocrates. Plus on les laisse faire et plus il devient difficile de les faire reculer. Bilan du laisser-faire des États-Unis et de l’Europe : en Libye, dans le Haut–Karabakh et dans le nord-est de la Syrie, les contingents militarisés turcs sont désormais bien ancrés, ce qui n’était pas le cas il y a deux ans. En Libye notamment, il ne faut pas espérer un retrait de sitôt. Ankara participe déjà à des solutions de sortie de crise négociées avec les Nations unies, y compris pour la reconstruction économique. Ces concessions sont valorisantes pour le chef de l’État turc sur la scène intérieure. Et que dire de l’ambivalence d’un État qui achète des missiles russes S-400, ménage Vladimir Poutine et fait toujours partie de l’Otan !
Comment analysez-vous la faiblesse diplomatique de l’Union européenne face à la Turquie ?
L’attitude de l’UE relève d’une realpolitik que je trouve bien dépassée. Chaque pays européen passe des accords économiques et politiques de son côté avec l’État turc, business as usual, et l’on abandonne une scène domestique peuplée d’acteurs qui ont à cœur les mêmes valeurs et exigences démocratiques que dans n’importe quelle nation « développée ». L’UE ne manque pourtant pas de leviers pour infléchir la politique de son partenaire. Elle se déconsidère en ne les utilisant guère.
Et puis ce genre d’attitude « pragmatique » n’est pas sans générer des retours de -boomerang. Dans un monde globalisé, il n’y a plus guère de possibilités de se protéger de l’affaiblissement de la démocratie chez ses voisins. On le voit par exemple en France avec l’activité de mouvements turcs d’extrême droite favorisés par Ankara.
Ce désintérêt européen est un crève-cœur pour une grande partie de la population turque. Les universitaires, le monde intellectuel et des arts, ce qui reste de la presse d’opposition attendent que l’Union européenne soutienne leur « résistance ». Les espaces de respiration se restreignent dans la société civile turque. L’espace public du débat est aujourd’hui presque inexistant. La plupart des médias sont détenus par des proches du chef de l’État, dont ils relaient la propagande. Beaucoup de titres de presse d’opposition ont disparu, de nombreux journalistes et députés sont en prison, des élus de régions ou de villes sont destitués, remplacés par des administrateurs publics, comme dans le Sud-Est anatolien, à majorité kurde. L’homme -d’affaires philanthrope Osman Kavala croupit en prison depuis octobre 2017. Figure de la société civile turque, il a eu le tort de soutenir des projets culturels en faveur du dialogue social et de la paix. Erdogan en a fait une sorte d’otage face au monde occidental, où les voix se multiplient et font pression pour exiger sa libération.
La crise économique, qui s’est aggravée en Turquie ces dernières années, menace-t-elle la position d’Erdogan ?
L’opposition a remporté des succès électoraux importants aux municipales de 2019, enlevant notamment les trois plus importantes villes de Turquie – Istanbul, Ankara et Izmir. Une partie de l’électorat traditionnel s’est détournée d’Erdogan, déclassée par les difficultés économiques après avoir bénéficié pendant une décennie de la politique de logement et de santé publique du régime.
Cependant, je crois que l’on a beaucoup trop compté sur les effets de cette crise, pensant qu’ils affaibliraient Erdogan. Or il ne semble pas tenu par une logique électorale classique, où l’on tente toujours d’élargir ses soutiens. Avec la modification des lois électorales, ajoutée à sa technique de criminalisation de l’opposition, son autoritarisme le dispense d’obéir à la nécessité de plaire à une base plus large. Il se consacre pour le moment au raffermissement du noyau le plus dur de ses soutiens, qui est souvent le plus réactionnaire. La récente sortie de la Turquie de la convention -d’Istanbul contre les violences faites aux femmes satisfait les confréries islamiques, qui la considéraient comme une ingérence de l’étranger envers la « culture turque ». -Erdogan a très fortement polarisé la vie politique. Il flatte un électorat composé de classes pratiquantes, traditionalistes et peu éduquées, qu’il présente comme victimes des occidentalisés laïques qui les auraient méprisées.
Cherche-t-il à restaurer l’aura de l’époque ottomane ?
La référence à l’ère ottomane est un élément métaphorique dans la rhétorique d’Erdogan. Lorsqu’il est devenu Premier ministre, en 2003, et qu’il ambitionnait l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, il n’était pas question de nostalgie ottomane. Qui peut dire qu’il n’aurait pas persévéré dans la voie de l’Europe si la chancelière allemande, Angela Merkel, et surtout Nicolas Sarkozy ne lui avaient pas radicalement et inélégamment fermé la porte de l’UE en 2007 ? Erdogan n’était alors absolument pas cet autocrate qu’il est devenu.
Et hors des frontières turques, si quelques territoires de l’ancien empire sont aujourd’hui sous influence turque, la référence ottomane reste un élément de la grammaire d’Erdogan qui fait image et devient compréhensible par l’opinion des deux rives de la Méditerranée. Cependant, il faut se garder de lui prêter une quête romantique. Si le président turc est bien porté par un esprit de revanche, autant en termes de classe sociale que vis-à-vis de l’Occident, c’est l’analyse qu’il fait des rapports de force en présence et sa faculté d’explorer, de repousser les limites de son action qui font sa force.
L’humiliation infligée début avril, lors du « Sofagate », à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qu’il recevait conjointement à Ankara avec le président du Conseil européen, Charles Michel, en est une illustration condensée. En « oubliant » de lui attribuer un fauteuil, Recep Tayyip Erdogan a non seulement exhibé les rivalités à la tête de l’Union européenne, mais aussi flatté la portion la plus réactionnaire de son électorat, opposée à l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce jour-là, l’UE a perdu une occasion de manifester sa puissance et sa détermination à faire, sinon triompher, du moins avancer ses valeurs !
(1) Coautrice, avec Sophie Le Tarnec, de l’ouvrage Les Camondo ou l’éclipse d’une fortune, Babel, 2018.
Nora Seni Professeure à l’Institut français de géopolitique (Paris-8), ancienne directrice de l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, fondatrice du site l’Observatoire de la Turquie contemporaine.